L'hécatombe |
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On ne sait même plus qui avait commencé. Était-ce une injure ou un geste qui avait mis le feu aux poudres. Le présentateur de télévision essayait en vain de rassembler ses souvenirs mais les pièces du puzzle n'étaient pas à leurs places. Pourtant tout avait parfaitement débuté pour ce débat politique qui s'annonçait décisif dans la campagne électorale pour la présidentielle. Cette émission à l'américaine réunissait les onze candidats en lice pour tenter de succéder au président Mariole qui par ailleurs se représentait lui-même. Tous semblaient au top de leur forme après la séance de maquillage, ces dames étant pomponnées mais sans excès et ces messieurs badigeonnés d'une légère couche de fond de teint. Bien sûr il ne s'agissait pas de faire du neuf avec du vieux ni de faire du beau avec du moche, mais simplement de rendre les candidats un peu plus à leur avantage pendant la durée de l'émission. Ce n'était pas gagné pour tout le monde mais le résultat était acceptable grâce à la compétence de l'équipe de maquillage. Les douze candidats étaient répartis à gauche et à droite du journaliste qui officiait, en fonction de leurs tendances politiques. On avait installé des pupitres pour chacun d'entre eux. Laurent Sicard, le présentateur, était un vieux briscard bien connu des téléspectateurs. Malgré une certaine désaffection pour ce genre de débat, on s'attendait toutefois à battre des records d'audience pour cette unique émission rassemblant tous les candidats. Ces derniers n'étaient pas non plus des perdreaux de l'année et la majorité d'entre eux avaient déjà participé à la précédente élection présidentielle. Pour cette édition on notait une participation féminine en progression avec un contingent de quatre femmes. Mise à part Christine Marchal qui avait osé un tailleur de couleur rose, les autres candidates avaient opté pour des tenues plus classiques. Du côté de ces messieurs le gris prédominait. C'était d'une tristesse absolue sauf pour Jérôme Godot le représentant écologiste qui portait une veste verte du plus mauvais goût. Bref, toutes les conditions étaient réunies pour une émission soporifique et convenue dont la télévision française a le secret. Nous avions donc sur le plateau de gauche à droite Michel Rabot le communiste, casaque rayée, cravate rouge comme il se doit, Cécile Arnoux représentante des prolétaires désunis, Jacques Pietri autre représentant des travailleurs et des chômeurs, Jérôme Godot pour les écolos, Christine Marchal la socialiste, Jean-Pierre Gay insoumis mais peu discret, Philippe Mariole le président sortant, Martine Laval du Renouveau National, Alain Ziegler le populiste qui rêve de devenir populaire, Julie Martin la républicaine de droite et Robert Vacher du parti paysan. Belle brochette de candidats tous représentants du peuple bien entendu, installés derrière leurs pupitres et prêts à en découdre. A 21 heures pétantes, l'animateur Laurent Sicard lança le débat après avoir brièvement présenté chaque candidat, en omettant toutefois de mentionner que certains d'entre eux avaient été mis en cause dans des affaires de fraude fiscale, de blanchiment d'argent, de corruption ou de détournement de fonds, de quoi raviver la nostalgie des quelques affaires de cul qui avaient égayé la précédente campagne électorale. Après le traditionnel round d'observation le temps de se chauffer la voix, on entra dans le vif du sujet. Comme souvent on allait assister à un festival de promesses et de langue de bois le tout agrémenté d'un soupçon de mauvaise foi. Les sujets de discorde ne manquaient pas et les candidats de gauche attaquèrent sur l'emploi, les retraites et le pouvoir d'achat. Godot y alla de son couplet sur la pollution et le réchauffement climatique, approuvé par l'ensemble de ses concurrents désireux de rogner un peu sur l'électorat écologiste. Ceux de droite parlèrent économie et ceux d'extrême droite d'immigration, même Robert Vacher prit la parole afin de défendre les chasseurs et les pauvres pêcheurs. Le président Mariole essayait tant bien que mal de faire entendre sa voix dans ce brouhaha général, alors que le journaliste tentait de reprendre le contrôle de l'émission qui partait en couille. Mais il était déjà trop tard. Le ton avait monté, les candidats avaient quitter leurs pupitres. On vit quelques bras d'honneur et l'on entendit un " va te faire enculer " venu de nulle part. C'en était trop pour certains qui après les noms d'oiseaux commencèrent à en venir aux mains. Julie Martin et Christine Marchal se crêpaient le chignon, Arnoux, Pietri et Rabot réglaient leurs contentieux à grands coups de torgnoles comme au bon vieux temps des luttes ouvrières, Laval était sur le dos d'un Jean-Pierre Gay étalé et soumis, Vacher qui ne pouvait pas blairer Godot n'avait pas attendu pour lui tomber sur le paletot et le président Mariole tentait en vain d'échapper à cette petite teigne de Ziegler qui s'accrochait à lui. Habitués des coups bas en politique la plupart des pugilistes cherchaient à frapper au-dessous de la ceinture. Distribution de gnons, tirage de cheveux, coups de pieds, griffures en tous genres, chacun y allait de sa spécialité. Même le présentateur Laurent Sicard qui avait voulu intervenir s'était pris une mandale, mais cela n'était après tout qu'un simple dommage collatéral. Les choses en étaient là lorsque les forces de l'ordre entrèrent dans la danse pour séparer les belligérants. L'affaire fut réglée en deux coups de cuillère à pot. Tout le monde se calma. Il ne restait plus qu'à faire le bilan de ce triste épisode politique. Pour la première fois de l'histoire, un débat télévisé s'était terminé en pugilat devant les regards incrédules de millions de téléspectateurs. Les journalistes britanniques allaient par dérision donner le nom de " bloody tuesday " à cette journée particulière. Du côté des protagonistes le spectacle n'avait rien de réjouissant. Quelques yeux au beurre noir qui avaient curieusement épargné les représentants d'extrême droite, une arcade sourcilière ouverte, deux ou trois nez sanguinolents, une petite bosse, une lèvre fendue, des contusions diverses, nul n'était sorti indemne de ce déchaînement de violence. Cet incident avait révélé au grand jour les plus bas instincts de personnalités bien sous tous rapports ayant perdu toute dignité. Tous ceux qui avaient assisté à cet événement étaient sous le choc. Une question vint alors à l'esprit de chacun : Qui parmi les candidats présents pourrait désormais prétendre être un jour président et gouverner la France ?
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