Les visiteurs du soir 


      Hier après-midi j’ai bien cru que j’allais y passer, terrassé par un accident vasculaire cérébral. Et puis non je suis toujours vivant.

Frappé par une paralysie soudaine du côté gauche j’ai été admis dans le service des urgences du Centre Hospitalier où l’on m’a fait quelques examens de contrôle avant de me transférer au service de neurologie dans l’unité de soins intensifs. Finalement l’IRM n’a pas révélé de traces d’AVC et les médecins qui penchent pour un accident ischémique transitoire ont décidé de me garder quelques jours en observation pour des examens complémentaires.

Je partage ma chambre avec une mamie victime d’un AVC qui ne cesse de demander à rentrer chez elle, mais vu son état ce ne sera pas pour tout de suite. Moi-même je n’ai pas très envie de m’éterniser ici. Le vétuste pavillon de neurologie n’est pas folichon et il faut sortir de la chambre pour accéder aux toilettes. Les conditions de séjour ne sont pas terribles mais avec la dégradation générale qui affecte le milieu hospitalier cela pourrait être pire.

J’ai du mal à m’endormir. Il doit être près de minuit. Tout est calme. Ma voisine de chambrée dort déjà paisiblement. Soudain sortant d’on ne sait où une silhouette apparaît en ombre chinoise derrière le paravent qui sépare les deux lits. Je l’entends murmurer faiblement. Parle-t-elle à quelqu’un ? Je ne comprends pas un mot et il m’est impossible de distinguer ses traits. Je la vois accrocher son écharpe à un porte-manteau comme si elle était en visite, mais il n’y a aucune visite à cette heure tardive. Et puis comment est-elle entrée ? Il n’y a pas de porte à cet endroit-là. Une épaisse chevelure brune dépasse légèrement du paravent. Je n’ai donc pas rêvé, il y a bien quelqu’un de l’autre côté. Que fait-elle, que veut-elle ? Afin d’en avoir le cœur net je sors de mon lit pour jeter un coup d’œil. Rien ne bouge. Ma voisine dort, elle est seule. Je retourne me coucher. Cette apparition est-elle le fruit de mon imagination ? Il serait temps de dormir mais je ne peux trouver le sommeil.

1h30 du matin. Je ne dors toujours pas. J’essaye de fermer les yeux mais je suis tiré de ce léger assoupissement par des chuchotements qui proviennent encore de la chambre d’à côté. Tout d’abord je ne distingue rien, puis j’aperçois au sol deux petits matelas qui remuent comme s’il étaient en train de faire l’amour. L’absurdité de cette scène incongrue me stupéfie. Je bondis hors du lit et me précipite derrière le paravent. Tout est normal et silencieux.

Je commence à me demander si je ne débloque pas. Tout cela est complètement irréel. Que font ces créatures et ces objets animés ? Je cherche une explication rationnelle mais je n’en trouve aucune. Je ne délire pas, je n’ai pas de fièvre, mon cerveau paraît fonctionner correctement. Rien ne me prédispose à de telles hallucinations. Je n’ose pas appeler l’infirmière de nuit qui de toute façon ne pourrait rien pour moi. J’essaye de reprendre mes esprits et de réfléchir de manière cohérente. Se pourrait-il que cette chambre soit ensorcelée ? En tous cas ces apparitions n’ont rien de maléfiques et me paraissent complètement inoffensives. Il n’y a pas lieu de s’inquiéter. Gardons notre sang froid ! Mais comment dormir après ces manifestations surnaturelles. Impossible ! Je n’ai aucune envie de m’assoupir alors que des ectoplasmes envahissent la chambre. Même si je ne crois pas aux fantômes, il demeure en moi comme une vague inquiétude.

2h45. Pas d’autres apparitions. Je n’ai pas fermé l’œil et je reste attentif au moindre bruit. Je veille sur le sommeil imperturbable de la mamie qui dans les bras de Morphée ignore tout de ce qui s’est passé cette nuit. Soudain une porte s’ouvre dans le mur et un homme apparaît. Il porte une barbe à la Raspoutine et vient parler à ma voisine qui semble bien éveillée. Cependant les murmures sont inaudibles et je ne peux saisir le moindre mot de ce dialogue. Quelle n’est pas ma stupéfaction de voir le visiteur se glisser dans le lit de la grand-mère qui elle ne paraît nullement surprise. J’observe ce personnage avec la curiosité d’une poule qui a trouvé un couteau. Serait-il possible qu’il soit une émanation de la grand-mère ? J’ai du mal à le croire. Tiraillé par le désir d’en savoir plus, je m’approche lentement du paravent persuadé de surprendre enfin l’étrange visiteur. Va-t-il croquer mère-grand comme le loup dans le conte du petit chaperon rouge ? Je fais un pas en avant embrassant toute la chambre du regard. La mamie dort toujours. Aucune trace de la présence d’une autre personne. Une fois de plus je n’ai pas réussi à percer ce mystère. Dépité je retourne dans mon lit. C’est bien parti pour une nuit blanche car je ne pourrai pas dormir sans avoir trouvé une explication à ces apparitions. Je me pince pour être sûr que je ne rêve pas.

6h du matin. Toute la nuit j’ai assisté à une procession de personnages hauts en couleur. J’ai finalement décidé de ne plus intervenir et de profiter de ce spectacle étonnant. Mise à part l’intervention de l’infirmière de garde les autres visites restent du domaine de l’irrationnel. Tous semblent appartenir à la grande parade d’un cirque mais en plus déjantés.

Trois petits cochons sont pendus au plafond. Si on leur tire la queue pondront-ils des œufs ? Comme Alice il faudrait passer de l’autre côté du miroir pour voir si Monsieur Loyal ne s’est pas transformé en chapelier fou. Une hôtesse de l’air fait une brève apparition. Elle a les fesses à l’air et chante une chanson dont je ne peux saisir les paroles.

Ces visites successives semblent plaire à ma voisine de chambre qui applaudit à ce joyeux divertissement et je dois dire que moi aussi je suis désormais hors de la réalité. Je me suis laissé embarquer dans une sarabande endiablée alors que surgit de nulle part une coquecigrue chevauchée par un nain de jardin ressemblant comme deux gouttes d’eau à Simplet. Quelques créatures improbables et non identifiables suivent alors : un singe à roulettes qui joue de l’accordéon, un hobbit difforme coiffé à l’iroquoise poursuivi par un peigne à moustache géant, puis un ornithorynque aux grandes oreilles bras dessus bras dessous avec un lagopède qui a semble-t-il un coup dans l’aile. Enfin pour clôturer ce défilé ubuesque voici venir un militaire en tutu accompagné par un chat siamois sans queue ni tête.

C’en est trop. Je sens que mon esprit se disloque et que je ne suis plus en mesure de réfléchir. Epuisé par cette nuit mouvementée je finis par m’endormir au petit matin alors qu’une infirmière se penche sur moi en susurrant à mon oreille « Quoi de neuf docteur ? »

Je me réveille en sursaut une heure plus tard et je regarde vers le paravent pour constater que celui-ci est complètement opaque. Comment ai-je pu voir tous ces personnages à travers une telle épaisseur ? Je dois me rendre à l’évidence : je suis en proie à des hallucinations. J’ai l’impression que je deviens dingue. Heureusement je suis au bon endroit dans le service de neurologie, ils vont pouvoir me soigner.

   
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