No man's land

Depuis quelques jours nous étions en vacances en famille dans le Roussillon près de Perpignan pour deux semaines. Amateur de vélo, j’avais amené mon VTT afin d’en profiter pour aller explorer la région des Corbières.

C’était une belle journée du mois d’août 1990, une de ces journées de vacances pour se faire plaisir. Après un peu de baignade le matin et un repas rapidement expédié, je chargeai mon VTT sur le toit et je montai dans la voiture en direction de Fitou que j’avais choisi comme point de départ de mon parcours vélo. J’avais étudié l’itinéraire la veille et j’avais sur moi une carte IGN à 1/25 millièmes. Je ne connaissais pas la région mais avec une carte aussi précise tout devait bien se passer. Il faut dire qu’à l’époque il n’y avait pas encore de téléphone portable ni de GPS. Bref, à 14h30 j’étais prêt à partir et au bout de quelques kilomètres de route goudronnée j’entrai dans le vif du sujet, c’est-à-dire les collines des Corbières et leurs chemins caillouteux.

Après une première demi-heure de pédalage, j’avais laissé peu à peu derrière moi les vignobles pour m’engager dans un no man’s land d’arbustes rabougris et de terrain rocailleux. Ce n’était pas vraiment une surprise car je m’attendais à ce type de terrain. Et après tout c’était bien la tranquillité que j’étais venu chercher en m’engageant sur ce genre de parcours. Et question tranquillité j’étais servi : en dehors d’un 4x4 au tout début j’avais roulé plus d’une heure sans rencontrer âme qui vive.

Rien à voir avec la foule des vacanciers agglutinés sur la côte. Ici au milieu des collines tout était d’un calme absolu. Aucune présence humaine pour troubler la sérénité ambiante. Je continuais mon chemin tranquillement en appréciant cette quiétude. Tout était silencieux. La végétation était rare dans ce terrain aride comme une planète d’un autre monde. Je savourais ces moments de solitude malgré la chaleur de l’après-midi.

Vers 16 heures je fis une pause pour manger une barre de céréales avant de reprendre la piste mais un quart d’heure plus tard je commençais à me demander si je roulais bien dans la bonne direction. Je regardai ma carte avec attention et l’étude de celle-ci m’indiqua que j’avais à un moment pris la piste de droite au lieu celle de la gauche. Cependant je ne voulais pas retourner en arrière car cette erreur avait été faite dans les premiers kilomètres. Je me dis qu’en prenant à gauche lors d’un prochain croisement de pistes je rectifierais ainsi mon erreur et reprendrais la bonne direction.

Je continuais donc avec confiance mais le temps s’écoulait inexorablement sans que je trouve la possibilité de changer de direction. J’eus beau scruter le paysage aux alentours, je ne vis rien d’autre que des collines et encore des collines. Tel un écureuil dans sa cage j’avais beau pédaler, j’étais comme prisonnier de ce rude espace minéral pourtant ouvert aux quatre vents.

 Il fallut que je me rende à l’évidence, j’étais comme la chèvre de monsieur Seguin, perdu dans la montagne. Le seul point positif de ma situation c’est qu’il n’y avait pas de loup dans ce secteur des Corbières totalement inhabité. Maigre consolation.

Je consultai ma montre, il était plus de 18 heures et je pensais que ma famille allait sans doute commencer à s’inquiéter.

De plus la perspective de passer la nuit dans ces lieux particulièrement inhospitaliers ne me disait rien qui vaille d’autant que j’avais sifflé mon bidon d’eau et que je n’avais plus de quoi me ravitailler. De l’eau, je ne pensais pas pouvoir en trouver et mon gosier était aussi sec que ce paysage caillouteux. Je commençais à rêver à la bonne bière fraîche qui m’attendait à l’arrivée. C’était une pensée réconfortante certes mais pas vraiment réhydratante.

Je remontai sur mon VTT mais cette fois sans aucune certitude jusqu’à ce qu’enfin je tombe sur une nouvelle piste qui partait sur la gauche. Cette découverte me rasséréna et me redonna du cœur à l’ouvrage bien qu’aucune maison n’apparaisse à l’horizon et ça, ce n’était pas un bon signe.

Pour couronner le tout je n’avais fait qu’une centaine de mètres lorsque je me rendis compte que mes deux roues étaient dégonflées. J’avais dû rouler sur des épines. Cette double crevaison qui se produisait au mauvais moment me cassa un peu le moral. D’autant plus que je n’avais qu’une chambre à air en réserve. Pour réparer la deuxième je dus utiliser une bonne vieille rustine et cette réparation à l’ancienne me prit un peu plus de temps. Décidément rien n’allait vraiment et je repris ma route sans plus attendre. Le plaisir du début de parcours avait désormais cédé la place à une certaine morosité voire à un peu d’inquiétude.

Pourtant il me fallait avancer et malgré la fatigue je me mis à pédaler comme un malade en ne pensant plus à rien d’autre, la promesse d’une bonne bière fraîche avait elle-même totalement disparu et le désert occupait seul mon cerveau.

La clarté du jour commençais à diminuer et je me retrouvais dans cette étendue quasi désertique sans nourriture, sans eau, sans électricité tel un SDF se préparant à passer la nuit dans un terrain vague. Je regrettais alors de n’avoir pas fait marche arrière quand il était encore temps. Mais il était trop tard pour se lamenter, je devais positiver et jeter mes dernières forces pour tenter de retrouver une trace de civilisation.

Je pédalais, je pédalais, je pédalais, je n’étais plus qu’un automate qui avançait mécaniquement vers je ne sais quel but imprécis. Le chemin n’était pas roulant et je progressais avec lenteur dans la nuit noire, l’esprit taraudé par des idées toutes aussi noires. En d’autres circonstances j’aurais sans doute apprécié ces moments de solitude mais là le moral était en berne et je n’avais plus qu’un seul objectif : rejoindre le plus rapidement possible mon véhicule pour rentrer à la résidence.

Et soudain un petit miracle s’accomplit. Au loin dans la pénombre, j’aperçus un bâtiment qui me sembla être une vieille grange. Je poussai un gros ouf de soulagement. J’étais sauvé car à partir de ce premier signe de civilisation j’étais certain de pouvoir rejoindre un hameau ou un village.

Effectivement, je finis par trouver un chemin goudronné qui me conduisit jusqu’à un petit village au bout de quelques kilomètres. Je constatais que je m’étais bel et bien fourvoyé et qu’il me restait encore pas mal de route à faire pour arriver jusqu’à Fitou et récupérer mon véhicule. Mais peu m’importait alors car je me sentis pousser des ailes et je bouclai mon circuit en un rien de temps. Sur la route c’était un peu dangereux sans éclairage mais je n’avais pas prévu une arrivée aussi tardive.

Inutile de vous préciser que mon arrivée à la résidence de vacances ne fut pas vraiment triomphale et que j’eus droit ce soir-là à une soupe à la grimace.


Retour vers les histoires et nouvelles