Les larmes de la sorcière Je reviens d’un voyage en Catalogne.
J’aime bien les voyages qui me donnent l’occasion de rechercher des bibelots ou
des statuettes que je rapporte comme souvenirs. Depuis toutes ces années j’ai
accumulé un grand nombre d’objets et la place commence à manquer dans mon
appartement. Je vais devoir me résoudre à faire le tri et il me sera difficile
de faire un choix parmi ceux-ci. Bien entendu lors de ce séjour j’ai visité la
ville de Barcelone ou plutôt revisité car j’y étais déjà venue il y a quelques
années auparavant avec mon amoureux de l’époque. A la recherche d’un objet original,
j’avais rapidement renoncé à trouver mon bonheur dans les traditionnelles
boutiques pour touristes. M’étant un peu éloignée du centre-ville trop
commercial j’entrai dans un magasin qui proposait des objets divers et variés.
Sans aucune conviction, je me décidai à jeter un coup d’œil et pénétrai plus
profondément. Plus j’avançai et plus je me trouvai au sein d’un bric à brac
indescriptible mélangeant des ustensiles de la vie quotidienne, des bibelots
éparpillés et des objets de décoration d’un goût douteux. Je me préparais à faire demi-tour et
à tenter ma chance ailleurs lorsque mon attention fut attirée par une sorcière à
moitié cachée tout au fond de la boutique. C’était une belle sorcière, « la
bruja de la suerte » me précisa le commerçant. Ayant fait un peu
d’espagnol je traduisis aussitôt « la sorcière de la chance » et
m’approchai de ce magnifique spécimen que j’imaginais déjà trônant sur une
étagère entre Don Quichotte et les Ménines. Je possédais déjà quelques sorcières
glanées çà et là mais de facture quelconque comparées à cette superbe créature.
En deux temps et trois mouvements l’affaire était dans le sac et je repartis
toute guillerette après avoir réglé une somme plutôt modeste compte tenu de la
qualité de cette figurine. Ce n’était d’ailleurs pas la première fois que je
trouvais des objets intéressants dans des boutiques ne payant pas de mine, mais
là c’était vraiment un coup de chance. Contrairement à ce que l’on pourrait
penser les sorcières sont rarement des êtres malfaisants et elles sont plutôt
bienveillantes dans l’ensemble. Ainsi dans le cas présent elle était sensée éloigner
les mauvais esprits des maisons de ceux qui la possèdent. Généralement elles
sont encore représentées avec un long nez crochu, un rictus maléfique ou des
yeux cruels mais certaines possèdent des traits moins affirmés avec de bonnes
joues et une bonhommie voire un sourire qui leur donne un aspect plus agréable. Bien qu’étant représentée tenant son
balai dans une attitude traditionnelle celle que je viens d’acquérir est plus
énigmatique et semble garder en elle des secrets insondables. Ni méchante, ni
gentille, celle-ci avec son teint très pâle rappelle celui des anciennes
poupées de porcelaine. C’est une sorcière d’un autre temps, un véritable coup
de cœur. Revenue à mon domicile je me mis en
quête d’un endroit où installer ma sorcière bien aimée. J’avais un choix assez
restreint car la plupart des étagères étaient déjà bien garnies par de nombreux
bibelots. J’abandonnai l’idée de la ranger à côté de ma collection de poupées. D’autre
part la sorcière mesurait une cinquantaine de centimètres et ne trouverait pas
sa place dans l’une des vitrines. Finalement après avoir déplacé une statuette
de pleurant je l’installai sur un petit meuble dans le salon. Dans les jours qui suivirent je n’eus
d’yeux que pour celle qui était devenue le joyau de mon petit univers
personnel. Je remarquai que les autres statuettes semblaient désormais la
contempler, la craindre et peut-être même la jalouser, mais ce n’était sans
doute qu’une vague impression. Jusqu’à ce qu’un matin en passant devant la
bibliothèque je constate la présence d’une petite flaque d’eau aux pieds du
pleurant. Je fus stupéfaite de cette découverte et j’épongeai l’eau sans
attendre tout en me demandant ce qui avait causé cette réaction comme si le
pleurant qui avait dû laisser sa place à la sorcière avait versé quelques
larmes de dépit. Mais ceci n’était pas crédible. Je me mis toutefois à rechercher des
informations sur les sorcières et les histoires de sorcellerie et constatai qu’elles
avaient été l’objet de persécutions avec un nombre impressionnant de procès et
d’exécutions surtout au temps de l’inquisition. Leur culpabilité confirmée
grâce à des aveux obtenus sous la torture, les malheureuses bien qu’innocentes finissaient
alors sur le bûcher dans d’atroces souffrances. Je potassais les affaires de
sorcellerie ainsi que les chasses aux sorcières les plus connues comme celle de
Salem. Je finis par abandonner ces lectures déprimantes
consacrées à la sorcellerie et l’inquisition pour revenir à des histoires plus
sympathiques. Celle de la Befana en Italie qui est liée à la nativité. Elle
fait preuve de générosité avec les enfants en leur distribuant des friandises
lors de l’Epiphanie ou la sorcière porte-bonheur en Alsace qui protège la
maison du mauvais sort si vous l’accrochez près de votre fenêtre ou encore la
sorcière de la chance en Espagne. Le lendemain, à peine levée, j’allai
voir le pleurant non sans une certaine appréhension. Tout était normal, il n’y
avait pas de flaque d’eau à ses pieds. Je poussai un soupir de soulagement.
Cependant celui-ci fut de courte durée car j’aperçus une petite flaque à
nouveau mais cette fois aux pieds des statuettes des Ménines tirées du célèbre
tableau de Vélasquez. Pour en avoir le cœur net je passai rapidement en revue
les autres statues. Rien d’anormal. J’examinai les lieux cherchant une
éventuelle fuite mais je ne trouvais aucune anomalie. Tout de même il y avait quelque chose
qui clochait, j’y ai repensé toute la journée et ce soir-là j’eus du mal à
m’endormir. Au matin je me réveillai de bonne
heure et me dirigeai vers les statues. Je fus stupéfaite de découvrir encore
une petite flaque mais cette fois c’est Don Quichotte qui avait pleuré. J’en
étais toute retournée car il n’y avait aucune explication. Cela n’avait aucun
sens. Serait-il possible que la sorcière soit la cause de tout ça ? Tout
ceci relevait de l’irrationnel et commençait à me prendre la tête. Les jours suivants je me mis au lit
bien plus tard mais cela ne changea rien. Chaque matin ce fut à nouveau une
sorte de rituel. Successivement la danseuse de Degas versa quelques larmes puis
ce fut le tour du rabbin ramené de Cracovie, puis la geisha japonaise y alla de
son sanglot ainsi que le pénitent de Séville. Le huitième jour je vis aux pieds
de la statue de Pauline Borghèse la petite flaque habituelle. Quand ceci
allait-il enfin s’arrêter ? Devrais-je m’adresser à des spécialistes de ce
genre de phénomènes surnaturels ? Mon inquiétude se transforma soudain en
angoisse. Totalement désemparée, je pris la
décision d’enlever la sorcière et la descendis à la cave que je fermai à clé et
à double tour avec un pincement au cœur. « Je verrai bien si ça disparaît,
j’aurais même dû le faire plus tôt. » pensais-je. Le lendemain c’est avec une certaine
fébrilité que je passai en revue toutes les statuettes. Il n’y avait pas la
moindre goutte d’eau sur les étagères. Je dus me rendre à l’évidence aussi
improbable fut elle : La sorcière était bien la responsable de toutes les
larmes versées. Mais pour quel motif et comment était-ce possible ? Il me fallait maintenant retourner à
la cave pour la récupérer. Mais ce fut pour constater qu’elle était complètement
inondée. Après avoir mis des bottes je cherchai la sorcière mais ne la trouvai
pas. J’appelai alors le plombier qui vint pomper l’eau et constata, mais
était-ce une surprise, qu’il n’y avait aucune fuite au niveau de la tuyauterie.
J’inspectai la cave de fond en comble. La sorcière avait disparu. Je me suis bien gardée d’en parler
autour de moi de peur d’être prise pour une cinglée. Je ne voyais aucune
explication rationnelle à ce mystère. Tout juste une extrapolation à caractère
sentimental. Peut-être que la sorcière avait versé ses larmes pour toutes les
innocentes victimes suppliciées pour d’absurdes raisons et qu’elle avait
communiqué tout son chagrin aux autres statuettes autour d’elle qui avaient fini
elles aussi par pleurer. Et maintenant qu’était-elle devenue ? A mon tour
j’éclatai en sanglots. |
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