La dame à l’hermine

Cracovie, juin 2015. Il y a longtemps que je voulais visiter la ville et je me suis enfin décidé comptant mettre à profit ces quelques jours pour découvrir cette ancienne capitale de la Pologne et ses merveilles.

Le premier jour fut consacré à un tour d’horizon architectural du centre-ville avec ses monuments historiques : la vaste place du marché, la basilique Sainte-Marie, le château royal de Wawel, la cathédrale où sont conservées les sépultures des rois de Pologne…

La ville est magnifique et je me demande si j’aurai suffisamment de temps pour la visiter entièrement car il y a aussi le quartier de Kazimierz avec l’usine Schindler et l’ancien ghetto rendu tristement célèbre lors de la deuxième guerre mondiale.

Après deux jours passés dans la vieille ville et un jour dans le quartier juif je réalise soudain qu’il ne me reste qu’une journée pour visiter le château de Wawel et voir le tableau de Léonard de Vinci « La dame à l’hermine » transféré temporairement au château, le musée de Cracovie étant fermé pour travaux.

Amateur d’art, je ne voulais surtout pas quitter la ville sans avoir admiré ce chef d’œuvre.

Le lendemain me voici donc dans l’enceinte du château puis dans la salle obscure qui abrite le fameux portrait de Léonard. Je ne suis pas déçu par la toile que je trouve plus belle encore que la Joconde.

La jeune femme représentée sur ce tableau arbore également comme Mona Lisa un très léger sourire, cependant en regardant bien, un détail me gênait non pas dans le sublime visage de la jeune femme, mais dans sa main grossièrement peinte comme si cette main ne lui appartenait pas. Certes le maître laissait parfois une partie du travail à l’un de ses élèves. Avait-il délégué à l’un des apprentis de son atelier l’exécution de cette main presque grotesque qui à mon humble avis gâchait un peu l’ensemble du tableau ? C’était tout à fait possible. En tous cas la main en question semblait disproportionnée par rapport au reste du corps de la dame.

Un autre détail moins évident celui-là me parut également curieux. Sans être un spécialiste de la faune il me sembla que l’hermine était plus grosse elle aussi et qu’elle dépassait la taille habituelle de ce petit mustélidé. Bien que ceci n’ait pas une grande importance, je me dis qu’il faudrait que je vérifie tout cela, mais pour le moment je revins sur le visage du modèle profitant au maximum de la beauté et de la finesse des traits de la jeune femme.

Subjugué par la grande qualité d’exécution de ce portrait j’étais comme hypnotisé par ce personnage et après être resté un long moment à admirer le tableau je regagnai ma chambre d’hôtel pour effectuer des recherches plus poussées sur internet.

Je découvris que la jeune fille représentée sur cette toile n’était autre que Cecilia Gallerani, la maîtresse du duc de Milan Ludovico Sforza. Le tableau, l’un des quatre portraits féminins de Léonard de Vinci aurait été peint en 1488 lors de son séjour à Milan et aurait fait l’objet de diverses interprétations contradictoires. Notamment par la présence de l’hermine qui représenterait selon certains le duc Ludovico Sforza. Mais là aussi les avis diffèrent car certains pensent qu’il s’agirait en fait d’une belette ou d’un furet En tous cas ce portrait est considéré comme le premier portrait moderne et paraît aussi énigmatique que celui de la Joconde.

L’avion du retour étant prévu dans l’après-midi, je décidai de retourner au château le lendemain matin. J’allai directement dans la salle obscure où était exposée « la dame à l’hermine ». Je remarquai immédiatement que quelque chose clochait dans ce tableau. La main ne caressait plus le petit animal mais elle s’était rapprochée de sa gorge comme si elle voulait l’étrangler. Je n’en croyais pas mes yeux. Cette main diabolique dont on ne savait même pas si elle appartenait à Cecilia ou si elle était une émanation malveillante d’une tierce personne était en train de reprendre vie. Quant à la dame il me sembla qu’elle aussi avait subi quelques modifications. En effet son regard avait à n’en point douter changé de direction et c’était moi qu’elle fixait et qu’elle semblait implorer. Bouleversé, je détournai mon regard et sortis de la salle un instant pour reprendre mes esprits. Avais-je été victime de mon imagination ? Sans doute car aucun autre visiteur ne semblait se manifester.

Je décidai donc de retourner dans la salle d’exposition pour constater que l’hermine n’était plus qu’un cadavre sans vie alors que la main avait repris sa position initiale. J’examinai le tableau plus en détail sans trouver d’autres éléments anormaux. Je continuais de penser que cette main grossière n’était pas celle de Cecilia dont le visage n’était nullement altéré par la modification en cours.

Il me fallait revoir impérativement l’œuvre de Léonard, mais j’appréhendais terriblement ce moment. Quand enfin je me décidai à entrer dans la pièce je sentis les battements de mon cœur s’accélérer dans ma poitrine. Je fus sidéré par ce que je vis : La main avait changé de position et s’approchait maintenant de la gorge de Cecilia comme si elle allait l’étrangler à son tour. L’hermine quant à elle avait totalement disparu du tableau. La jeune fille avait perdu sa sérénité et me lançait un regard terrorisé. Fasciné par cette transformation je vis soudain la main se mettre à serrer le cou gracile du modèle.

C’en était trop. Je poussai un cri d’effroi.

Je me réveillai en sursaut dans ma chambre d’hôtel pour me rendre compte que tout cela n’était qu’un mauvais rêve. Je regardai ma montre. Il était six heures du matin. Je revins peu à peu dans la réalité. L’avion décollait à 15 heures. J’avais du temps avant de partir.

Après ce cauchemar artistique je n’avais plus désormais qu’une idée en tête. Pour me rassurer je devais absolument me rendre au château de Wawel et revoir une dernière fois « La dame à l’hermine ». Il n’était pas question de repartir sans avoir contemplé à nouveau le chef d’œuvre de Léonard de Vinci. Il faut dire que ce rêve m’avait quelque peu ébranlé et même si la raison reprenait le dessus, je désirais en avoir le cœur net.

Je pris donc la direction du château situé à un petit quart d’heure de marche d’un pas quelque peu chancelant. Quelle ne fut pas ma surprise de trouver sur la porte une affiche qui indiquait que la salle de « La dame à l’hermine » était exceptionnellement fermée jusqu’à 14 heures. Je pris cette information comme une malédiction supplémentaire et rentrai à l’hôtel dans un état second. Le délai avant de prendre l’avion était maintenant bien trop court. D’autre part je ne pouvais pas repousser mon vol car je travaillais le lendemain. Je quittai donc Cracovie en début d’après-midi l’esprit préoccupé et le cœur lourd.

Dans les jours qui suivirent mon retour en France, je n’étais guère en forme et mon sommeil fut très agité. L’hermine, la main, la jeune fille m’apparurent tour à tour et habitèrent mes nuits avant de disparaître progressivement.

Je repris une apparence de vie normale. Cependant mon esprit ne me laissait pas en paix et je dus me rendre à l’évidence ; il me fallait retourner à Cracovie là où m’attendait la dame à l’hermine.

Je pris un billet d’avion aller-retour pour le week-end et j’étais à Cracovie à midi. Juste le temps de passer à l’hôtel déposer mes bagages et je filai en direction du château de Wawel. A peine entré à l’intérieur du bâtiment je me précipitai comme un fou vers la salle dans laquelle se trouvait le célèbre tableau pour constater avec soulagement que celui-ci avait conservé son état originel. J’étais soulagé et pus poursuivre ma visite du château qui avait été écourtée lors de mon premier séjour. J’en profitai aussi pour pénétrer dans la cathédrale où se trouvaient les tombeaux des rois de Pologne. L’après-midi fut plus détendue et je flânai dans la vieille ville avec beaucoup de plaisir, me réservant une dernière visite à la dame à l’hermine pour le lendemain matin.

Cette nuit-là je dormis d’un sommeil de plomb.

Le dimanche je pris tranquillement le chemin du château. La douceur de cette fin d’été incitait à la promenade et promettait une belle journée. De nombreux touristes déambulaient dans la rue principale. J’atteignis ma destination et me dirigeai directement vers la salle d’exposition.

Il y avait de nombreux visiteurs dans la salle et je ne vis pas tout de suite le tableau, mais lorsque je pus enfin y accéder ce fut une vision d’horreur. L’hermine et sa maîtresse baignaient dans un bain de sang, toutes deux égorgées alors que la main de l’assassin avait disparu de la toile. Je ne pouvais plus bouger, fasciné par ce massacre que j’étais le seul à voir apparemment.

Le peu de bon sens qu’il me restait à cet instant m’incitait à quitter les lieux au plus vite pour retrouver la lumière et le grand air du parc loin de cette version sanguinaire du chef d’œuvre de Léonard de Vinci. La tête tranchée de Cecilia associée à la fourrure souillée de sang de l’animal était une abomination mais curieusement la jeune fille avait conservé son visage dans toute sa beauté. Cette fois je me crus au bord de la démence tout en refusant de croire à ce que j’avais vu à l’intérieur. Il était hors de question pour moi de retourner dans la salle au risque de perdre entièrement la raison.

Je me dis que j’allais de nouveau me réveiller comme la première fois et que ce n’était qu’un épouvantable cauchemar. Mais cette fois ci ce ne fut pas le cas. Je haletai en respirant à pleins poumons jusqu’à ce que les battements de mon cœur diminuent. Puis ayant retrouvé un peu de calme, je finis par rejoindre l’hôtel comme un automate avec pour seul désir celui de m’éloigner le plus rapidement possible de la diabolique dame à l’hermine.

Je rentrai le soir même en France. A peine arrivé, j’allumai le téléviseur pour regarder les actualités. Ce que je vis alors me stupéfia. La dame à l’hermine apparaissait à l’écran pendant que le présentateur expliquait que le tableau de Léonard de Vinci temporairement exposé au château de Wawel à Cracovie avait été lacéré à coups de couteau par un illuminé qui avait réussi à prendre la fuite.

Le rêve que j’avais fait était-il prémonitoire ? Je ne parvenais plus à distinguer les faits réels de ceux nés de mon imagination. Tout se brouillait dans mon cerveau. Je commençai même à douter d’avoir fait ce voyage à Cracovie. Obsédé par le tableau de Léonard, je tentai de reprendre le fil de l’histoire. Que s’était-il vraiment passé pendant ce séjour ? C’est alors que l’idée insensée que c’était peut-être moi l’illuminé qui avait vandalisé la dame à l’hermine s’insinua lentement dans mon esprit.

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