L’arnaqueuse
C’est en 2015 qu’Alice Fournier eut
l’idée qui devait changer sa vie. A la retraite depuis une dizaine d’années,
elle avait comme de nombreux autres retraités du mal à joindre les deux bouts.
Ce n’est pas avec sa petite pension d’invalidité et celle de réversion de son
mari décédé qu’elle pouvait s’en sortir. Il fallait trouver une solution car
les difficultés de paiements et les dettes commençaient à s’accumuler. Trouvant
que le loyer et les charges de son petit appartement devenaient un peu trop
lourdes, elle décida tout simplement de ne plus les payer. C’était simple mais
il fallait y penser ! Pourquoi d’ailleurs n’y avait-elle pas pensé plus
tôt ? Elle suspendit donc ses paiements jusqu’à la limite maximum puis sans
crier gare elle déménagea à la cloche de bois.
Alice Fournier avait 76 ans. Elle
habitait à Vierzon, petite cité de province bien tranquille, où elle s’était
retirée lorsque l’heure de la retraite avait sonné. Ce n’était pas très
folichon mais ce projet de déménagement semblait l’avoir revigorée. Bien sûr
elle allait devoir s’organiser en conséquence et en premier lieu choisir son
nouveau lieu de résidence. Elle se dit qu’il était temps de s’installer dans le
sud de la France afin de bénéficier d’un climat plus agréable. Elle partirait
sans regrets en laissant quelques ardoises par-ci par-là chez les commerçants
de son quartier en guise de cadeaux de départ. Les voisins qui ne s’y
attendaient pas furent surpris par ce départ précipité. Ceci dit, ses rapports
avec le voisinage étaient assez limités, et la vieille dame menait une vie
paisible et sans histoires. Etant donné son naturel avenant on lui aurait volontiers donné
le bon dieu sans confession.
Il fallait aussi qu’elle améliore sa
méthode en apitoyant ses interlocuteurs en racontant les événements tragiques
de sa vie, ses problèmes de santé, le décès de son fils handicapé, celui de son
mari, et d’autres totalement inventés. Après une période de rodage, Alice était
devenue une vraie professionnelle de l’escroquerie. Cependant, sa méthode avait
aussi ses limites. Le revers de la médaille c’était qu’elle ne pouvait rester
plus de trois mois dans la même ville sans éveiller les soupçons et se faire repérer.
Cela l’obligeait donc à déménager assez souvent. Après Grasse elle emménagea à
Albi, avant de remonter sur Poitiers laissant à chaque étape des loyers impayés,
des chèques en bois et des factures non réglées. Quelques commerçants lésés se
mirent à porter plainte contre cette mamie indélicate qui se mit de son côté à
utiliser des pseudos pour brouiller les cartes. Mais le point fort d’Alice était
qu’elle inspirait confiance, ce qui lui permettait d’obtenir des délais de
paiements. Qui aurait pu croire en effet que la vieille dame était une
extraordinaire arnaqueuse qui roulait tout le monde dans la farine ? Alice Fournier quitta Poitiers pour
Chartres où elle remit au goût du jour la lettre de change en tant que moyen de
paiement, ce qui fut naturellement refusé par les banques, mais qui lui fit
gagner du temps. C’est dans cette même ville qu’elle trouva une place en maison
de retraite pour laquelle elle déposa une caution en espèces, pour ne pas faire
de retrait sur son compte en banque qui de toute façon n’était pas
approvisionné. C’est en 2016 qu’Alice Fournier se mit à tourner à plein régime
allant de déménagement en déménagement partout dans l’Hexagone. A Toulouse,
Millau, Aix en Provence, Colmar, Amiens, elle se distingua en laissant des
traces de son passage tel Attila sur son cheval. Alice continua ses
malversations et autres escroqueries. Ainsi, à la résidence pour seniors, elle
finit par régler par chèques ses mois de loyer en retard, des chèques en bois bien
entendu, avant de disparaître discrètement sans laisser d’adresse au grand dam
du directeur qui reconnaissait sa naïveté dans cette affaire et qui, tel le
corbeau de La Fontaine, jura mais un peu tard qu’on ne l’y prendrait plus. De
nombreuses plaintes commençaient à affluer dans les gendarmeries des villes
ayant reçu la visite de la vieille dame, et au train où elle allait, Alice
n’allait pas tarder à voir son portrait affiché dans tous les commissariats de
police. Malgré cela, la petite mamie
claudicante aux cheveux blancs inspirait toujours confiance et continuait à
prospérer sur le dos de ceux qui se faisaient pigeonner. Non sans un certain
humour, elle accusait même les autres d’être des arnaqueurs et de profiter de
ses faiblesses. On peut dire qu’elle ne manquait pas de souffle ! L’année 2017 ne se passa pas trop mal
pour Alice Fournier, pendant que les plaintes contre elle se multipliaient. Les
tribunaux correctionnels finirent par se pencher sur son cas, mais en l’absence
de la principale intéressée qui ne se présenta jamais aux audiences. Les
premières condamnations commencèrent à tomber. Rien de grave pour l’arnaqueuse
dont on ne savait pas réellement si elle était saine d’esprit et responsable de
ses actes, ou s’il y avait quelque chose chez elle qui ne tournait pas rond. Début 2018, Bayonne puis Agen accueillirent
à leur tour l’arnaqueuse pour un séjour touristique de trois mois, le temps
d’escroquer quelques nouveaux pigeons, avant qu’elle ne change à nouveau de
région pour s’installer dans une résidence au bord de la mer à Saint-Raphaël. Je m’appelle Aurélie Malard. La
société d’aide à domicile qui m’emploie m’a attribué madame Fournier comme
cliente à la suite d’une accusation de vol de la part de celle-ci contre son
ancienne aide à domicile. Je sonne à la porte de son appartement. Une petite
vieille toute rabougrie aux cheveux blancs et plutôt avenante vient m’ouvrir la
porte. « Bonjour madame Fournier, c’est la société d’aide à domicile qui
m’envoie. Je m’appelle Aurélie et c’est moi qui vais m’occuper de vous. » Après ce premier contact avec la
cliente, qui ne s’est pas trop mal passé, nos relations se sont un peu
améliorées, bien qu’elle soit souvent en train de critiquer le personnel ainsi
que le directeur de la résidence, qui d’après elle est un escroc, ce qui
m’agace un peu. Elle se plaint également de son ancienne aide-ménagère qui d’après
elle aurait cassé divers objets en faisant le ménage chez elle avant de la
voler. Cela ne me plaît guère et je décide de faire moi-même très attention
pour ne pas avoir de problème de ce genre. Nos relations restent cependant
courtoises mais sans plus. Sinon elle me demande régulièrement
de l’accompagner à la banque ou je l’ai entendue parler. Elle utilisait une
autre identité, ce qui m’a semblé un peu bizarre voire suspect. Cela me
conforte dans mon idée et m’incite à davantage de prudence. Lors de notre dernière sortie en
ville, elle m’a demandé de retirer une forte somme en billets au distributeur,
ce qui m’a un peu gênée. J’en ai aussitôt informé ma responsable qui m’a dit de
ne plus accepter ce genre de demande. Madame Fournier me raconta aussi que sa
voisine de palier se serait suicidée à cause du directeur de la résidence, mais
ce ne sont que des accusations en l’air et sans aucune preuve. Je trouvais
curieux qu’il n’y ait aucun médicament chez elle alors qu’elle se plaignait en
permanence de ses ennuis de santé. Bref, rien n’était très clair avec cette
cliente. Dans le doute, j’ai cherché son nom un peu par hasard sur internet et j’ai
découvert stupéfaite que madame Fournier était en fait poursuivie pour diverses
escroqueries. Mon intuition ne m’avait pas trompée. Ma cliente n’était vraiment
pas nette. Mes recherches sur le web confirmèrent mes soupçons surtout dans un
reportage qui montrait que la gentille vieille dame avait écumé une grande
partie de l’Hexagone. Je n’étais pas peu fière d’avoir mis à jour les malversations
de cette arnaqueuse. De plus, ma directrice avait été
convoquée à la gendarmerie par suite de l’accusation de vol déposée par madame
Fournier, mais finalement c’est la responsable de l’agence qui a déposé une
plainte à son tour pour non-paiement de factures. J’ai eu droit aussi à des
félicitations de sa part et, bien sûr, je ne suis pas retournée chez elle où
finalement je bossais pour des prunes. Dans le cadre de l’enquête, la
gendarmerie découvrit également qu’elle n’avait pas non plus payé son loyer
depuis son arrivée à Saint-Raphaël. Cette fois, la mamie arnaqueuse était bel
et bien démasquée, mais n’allait-elle pas s’en tirer une fois de plus ? Vu
son âge, elle a été laissée en liberté par les gendarmes. Sentant que ses affaires
commençaient à tourner au vinaigre, Alice Fournier quitta Saint-Raphaël le soir
même et s’évanouit définitivement dans la nature. On en sait un peu plus désormais sur
la mamie arnaqueuse. Les différents procès en correctionnelle ont permis de
chiffrer le montant global de ses escroqueries qui s’élèverait à environ 150000
euros : pas mal pour une petite vieille quasi octogénaire, et l’on ne
tient pas compte des sommes plus modestes qui n’ont pas fait l’objet de
plaintes. Comme elle était plutôt sympathique, certaines de ses victimes ne lui
en veulent même pas et en ont même rigolé malgré le préjudice subi. Il faut
dire que cette histoire aurait pu prêter à rire s’il n’y avait eu pour certaines
de ses victimes de grosses sommes d’argent en jeu. Même son avocat, qui croyait
à la bonne foi de sa cliente, et sans doute aussi au père Noël, a dû faire une
croix sur ses honoraires. Sept condamnations ont été prononcées
lors des divers procès en correctionnelle contre Alice Fournier, mais cette
dernière, qui n’a jamais été présente lors des audiences du tribunal, demeure
introuvable. Aux dernières nouvelles, la mamie
arnaqueuse aurait passé la frontière suisse pour y faire fructifier son argent et
coulerait des jours paisibles sur les bords du lac Léman. |
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