Balade nocturne | |
Dans ma vie de vagabond, il m’est
arrivé maintes fois d’être le témoin de scènes fort curieuses. Il n’est pas
toujours facile de ne pas se mêler des affaires des gens et plus d’une fois il
m’en a coûté d’être intervenu lorsqu’une situation me paraissait injuste. Mais
on vieillit. Tout vient avec l’âge et surtout la sagesse. C’est pourquoi par la
suite, je me suis contenté d’être un témoin silencieux et discret. Ce qui me
vaut d’être encore en vie pour vous conter cet événement qui peut-être plus que
tout autre me frappa et auquel je ne peux penser sans une certaine émotion. Je
regrette toujours de n’avoir pas eu les moyens physiques pour m’imposer et
changer le cours des choses. Ah si j’avais pu…mais prenons plutôt l’histoire
par son début. Je venais à peine de
sortir de l’adolescence. C’était, je m’en souviens, l’époque de mes premiers
vagabondages nocturnes. Le soleil était couché laissant la place au crépuscule.
Il faisait doux… J’aimais beaucoup errer dans la campagne après le coucher du
soleil, le soir, lorsque les étoiles naissent une à une pour scintiller sur
fond noir. J’aimais ce moment privilégié. Maintenant j’appréciais mieux ces
sorties car longtemps j’avais eu une peur affreuse de la nuit, mais j’avais fini
par prendre mes habitudes, même moi qui me défendais d’en avoir. Ainsi malgré
mon jeune âge je présentais prématurément les caractéristiques d’un vieux
solitaire. J’empruntais donc
chaque soir le même trajet pour ma promenade au clair de lune. Je suivais la
route pendant quelques centaines de mètres, puis je prenais un sentier pour
atteindre la rivière en contre-bas. J’y restais plus ou moins longtemps selon
mon humeur du jour. Ensuite je remontais tranquillement, mais sans reprendre le
même chemin, en suivant un autre plus sinueux dans un paysage plus poétique connu
de moi seul. La végétation y poussait plus sauvage, plus dense, plus variée.
J’avais mon arbre : un grand chêne près duquel je faisais quotidiennement
une courte halte. Et tous les soirs cette promenade me ravissait davantage. Je
me sentais l’âme d’un poète. J’en étais un. Généralement je ne
rencontrais personne. Pourtant ce soir-là, alors que je me soulageais contre le
tronc d’un arbre mort, j’entendis des voix, un peu plus bas sur la berge. Cela
me sembla étrange. Jamais personne ne venait par ici et à cette heure en plus
c’était bizarre. Il me fallait voir. Par curiosité-car j’étais extrêmement
curieux à l’époque-je décidai donc de me rapprocher en me glissant dans les
hautes herbes qui me cacheraient aisément, afin d’observer ce qui se passait. Je ne m’étais pas
trompé. Le spectacle était tout à fait inhabituel. Je n’en crus pas mes yeux
tout d’abord. Un drame se déroulait, que je n’aurais même pas eu l’idée
d’imaginer. Il y avait là une jeune femme d’une grande beauté, à genoux et
portant dans ses bras un enfant nouveau-né. Son attitude en cet endroit était
déjà peu banale, mais il y avait aussi un homme debout en face d’elle. L’homme
tenait dans sa main droite un couteau, mais pas un de ces couteaux ordinaires, avec
sa forme longue et très effilée, celui-ci ressemblait plutôt à une dague du
moyen-âge. Sur un ordre de
l’homme, la mère déposa l’enfant. Je pensais qu’elle en était la mère et que
l’homme était le père bien que rien dans leurs gestes ne le laissât supposer.
Leurs moindres mouvements, ceux de l’homme surtout, semblaient dirigés par une
force supérieure. L’homme se mit à
parler. Je dressai l’oreille. Il dit : « Ô tout puissant génie,
divinité de l’ordre, maître de la lumière et de la vérité, par ta volonté
infinie, tu m’as choisi entre tous, tu m’as ordonné l’acte suprême de
délivrance, tu m’as désigné les péchés des créatures impies que tu daignes
éclairer et dont tu veux racheter les âmes damnées. Tu me commandes de laver
leurs mains en souillant les miennes de ce sang pur qui coule de mon propre
sang. Vois : je suis prêt. Je t’obéirai. Tu ne pouvais me demander
davantage que ce fils. Je te le donne. Guide ma main, je ne faiblirai pas. Je
serai digne de toi que je vénère. Fais de ton serviteur fidèle l’instrument de
ta grandeur pour le salut des hommes et le pardon de leurs fautes. » Cette scène avait des
allures d’épisode biblique bien qu’aucun élément ne le laisse supposer. Il n’y
avait pas de signe ostentatoire, pas de symbole religieux, mais ça ressemblait
diablement à un rituel si l’on en jugeait par les paroles de l’homme. Ou alors
il appartenait à une secte mais une secte des plus cruelles qui demandait à ses
adeptes des sacrifices humains. Car désormais, il ne
subsistait plus aucun doute sur le noir dessein qu’il s’était fixé et promis de
réaliser. Cet homme était un illuminé. Pendant qu’il parlait ainsi et malgré
ses propos terrifiants, on eût pu le croire touché par une grâce divine. Il
avait perdu toute notion matérielle et humaine pour se consacrer uniquement au
but qu’il s’était à n’en point douter imposé à lui-même. Peut-être se
croyait-il l’élu de son dieu pour une grande mission purificatrice. Vous saurez
bientôt pourquoi, malgré toute ma bonne volonté, je ne pouvais comprendre ce
comportement. Et puis, je dois bien vous avouer que cet homme m’effrayait
terriblement. La femme ne bougeait
pas. Elle aussi paraissait comme hypnotisée par ce singulier personnage. Elle
ne fit rien pour le dissuader d’accomplir son acte insensé. Un sacrifice se
préparait et personne n’était en mesure d’intervenir pour en interrompre l’exécution
avant le moment fatidique. Les deux seuls témoins n’osaient rien entreprendre
pour sauver l’enfant. Pas même sa propre mère. L’homme leva son
poignard. Je vis la lame aigüe. N’allait-elle pas lui
arracher sa jeune victime au dernier moment ? N’allait-elle pas se jeter
aux pieds de l’homme pour implorer sa grâce ? N’était-ce pas ce qui allait
arriver ? Je le souhaitais du fond de mes entrailles. L’homme parla à
nouveau : « Ô
maître du monde, seigneur tout puissant, je t’offre cette âme pure pour le
rachat universel. » L’arme demeura un
instant suspendue dans le silence au-dessus du jeune corps. Se pouvait-il que la
mère fût insensible à ce point ? Non, je crus voir des larmes rouler sur
ses joues. Sûrement elle allait intervenir pour sauver le petit être sans
défense… Elle n’en fit rien. La lame s’abattit,
perça le cœur du nouveau-né. Tout s’était déroulé dans le calme le plus
parfait. Pendant tout le temps
que dura cette scène, je n’avais pas fait un mouvement. J’étais resté cloué sur
place par l’emprise si forte qu’exerçait cet homme sur les êtres et les choses.
Je crois que rien ni personne n’aurait pu l’arrêter. Une effroyable machine
était en route, l’acte se poursuivait inexorablement par l’intermédiaire du
mage, s’accomplissait dans le cadre de la nature. La femme n’avait pas réagi,
elle seule peut-être aurait pu s’interposer. Ce moment fut atroce et sublime à
la fois. Il me marqua pour la vie. Vous pensez sans
doute que j’aurais dû tenter quelque action ? Je ne le crois pas car je n’en
avais pas vraiment les moyens physiques. Raisonnablement que pouvais-je
faire ? Mais vous me pardonnerez... Après tout, je ne suis qu’un chien. |
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