Altitude zéro


Côte d’Azur. Altitude zéro. Degré zéro de l’écriture. Se pourrait-il que la page blanche se confonde avec la platitude d’une mer étale ? Au niveau zéro de l’histoire, alors que mon héros n’est pas encore né, la montagne seule dresse ses sommets inaccessibles. Pourrais-je connaître l’ivresse des cimes par le seul biais de l’écriture ? Le sujet ne peut s’aborder de manière approximative. La montagne ne se laisse pas facilement apprivoiser. C’est un lieu commun de le dire et une douloureuse évidence de l’écrire.

Grenoble. Altitude 200m. L’angoisse de la page blanche s’est muée en un navrant constat de mon incapacité à construire une histoire cohérente. Dès que j’essaie d’aborder le sujet, je me sens comme la chèvre de monsieur Seguin, perdue là-haut dans la montagne. Le loup qui est de retour dans nos contrées serait bien capable de déchirer de ses dents les pages de ma nouvelle avant que j’aie le temps de la terminer. Aucune chance pour le néophyte que je suis d’appréhender les impressions d’un premier de cordée en suivant les pas d’un Frison-Roche ou d’un Lionel Terray. Renonçant à relever le défi contrairement à ces conquérants de l’inutile, je décidai de donner la parole à Julien, un véritable passionné de montagne. Alors que débute son histoire, les contreforts du Vercors et de la Chartreuse s’estompent pour des horizons plus lointains…

Islamabad. Altitude 600m. J’ai vingt ans et c’est ma première expédition à l’étranger. Nous sommes trois. William, l’alpiniste le plus expérimenté, a organisé notre voyage au Pakistan. Il n’a guère eu de mal à nous convaincre de l’accompagner, Lucie et moi. En plus du fait que nous sommes respectivement sa petite amie et son plus fidèle second, il faut reconnaître qu’un projet aussi excitant ne pouvait que susciter notre enthousiasme.

Après une nuit à l’hôtel, vingt heures d’autobus seront nécessaires pour rejoindre la ville de Gilgit à 700 km de la capitale. L’itinéraire emprunte l’ancienne route de la soie qui remonte la vallée de l’Indus. A l’est se dressent les montagnes du Cachemire et le début de la chaîne de l’Himalaya. Depuis Gilgit, nous prenons la direction du nord, délaissant la « Karakoram highway » qui mène à la frontière chinoise et au mythique K2 qui culmine à 8610m. Cinq heures de 4x4 plus tard, nous parvenons par la vallée de Yasin jusqu’au village de Nialti à 3000m d’altitude, où nous attendent notre guide et les porteurs.

Nialti, c’est aussi la fin de la civilisation. Il nous faudra trois jours de marche avant d’atteindre le camp de base. Nos porteurs pakistanais sont aguerris à ce genre d’exercice. Aucune trace de souffrance ne transparaît sur leurs visages burinés, et leur allure régulière ne faiblit jamais malgré les 25 Kg de charge.

Camp de base : 4200m. Nous sommes au cœur d’un massif tutoyant des sommets vertigineux. Ceux de cette région ne sont sans doute pas les plus impressionnants, mais le plus haut d’entre eux, le Koyo Sum culmine tout de même à 6800m. Nous avons prévu de nous entraîner sur un autre sommet à 6200m. Au camp de base, l’ambiance est chaleureuse. Nous avons rencontré un petit groupe de Grenoblois avec lequel nous échangeons des impressions. Par chance, la météo s’annonce particulièrement favorable pour les prochains jours. Nous avons prévu d’établir un bivouac intermédiaire. Après quelques journées de repos et d’acclimatation, nous partons, livrés à nous-mêmes dans l’immensité blanche et glacée. Plus rien ne nous reliera au monde. Il ne faudra compter que sur nous. L’aventure va désormais prendre toute sa dimension pour le petit dernier de cordée que je suis. A la veille du départ, au moment de me glisser dans mon duvet, j’ai pourtant une pensée fugitive pour mon doux cocon grenoblois et mes montagnes dauphinoises.

Deuxième camp : 5400m. Nous avons installé notre tente dans un secteur abrité en compagnie de deux autres grimpeurs français. L’ascension s’est bien déroulée et nous avons atteint notre premier objectif. Demain, nous partirons pour le sommet. Je repense à nos ascensions alpines d’entraînement. Ici, ce n’est pas plus dur techniquement mais l’altitude rend notre progression plus lente. Qu’importe, nous sommes prêts à relever le challenge. Ce soir-là, nous nous endormons bercés à la fois par une confiance de vieux briscards et une insouciance de novices.

Quatre heures du matin. Les esprits sont moins clairs mais la motivation est là lorsque nous nous encordons pour partir à la conquête de notre Everest à nous. Il nous faut partir très tôt pour aller jusqu’au sommet et redescendre avant le dégel. Nous avançons péniblement dans la neige tandis que le jour se lève. Le soleil éclaire les montagnes environnantes. Le paysage se dessine, grandiose, avec, d’un côté l’Afghanistan et le massif de l’Hindou Kouch, et de l’autre, la Chine et le Karakoram. A 6000m le souffle est court et les jambes se font lourdes. Plus que 200m de dénivelé avant de toucher au but. Lucie et moi grimpons sans un mot, mécaniquement, les pieds dans les traces laissées par le premier de cordée. Et puis enfin, après six heures d’ascension, nous atteignons notre premier sommet. Une joie indicible nous étreint pendant que nos regards se perdent dans l’immensité des montagnes enneigées. Comme mes compagnons, je savoure cet instant où le temps s’arrête sur les neiges éternelles et où l’esprit se dilue dans une contemplation sans limites. Alors que mon corps lui aussi s’est engourdi dans un bien-être proche du nirvana, je suis tiré de ma rêverie par la voix de William nous rappelant qu’il ne faut pas nous attarder car la température monte et le manteau neigeux risque d’être plus instable.

Nous attaquons la descente. A mi-chemin, il nous faut traverser par une longue arête avec au-dessous une déclivité d’environ cinquante pour cent  Soudain, une plaque de neige cède sous nos pas. Nous sommes emportés et dévalons la pente. Nous dévissons sur 150 mètres. La cordée disloquée saute par-dessus une petite barre rocheuse et s’écrase une vingtaine de mètres en contrebas. Heureusement, on a échappé au pire grâce à l’épaisseur de la neige qui a amorti notre chute. Je me relève un peu hébété mais sans aucune blessure. Il n’en est pas de même pour mes camarades qui ont l’air plus durement touchés. Je m’approche de Lucie qui souffre de la mâchoire tandis que William se plaint de la colonne vertébrale. Pendant que mes coéquipiers tentent de soulager leurs douleurs en ingurgitant quelques antalgiques, je me hisse sur un éperon rocheux afin d’évaluer la distance qu’il nous reste à parcourir jusqu’au camp intermédiaire. J’aperçois au loin les silhouettes des deux alpinistes restés au campement qui viennent nous porter secours après avoir assisté à notre accident.

Avec leur aide et après deux heures d’une descente éprouvante, nous avons pu regagner le bivouac à 5400m. L’un deux partira cette nuit pour le camp de base, puis de là jusqu’au village, seul endroit d’où l’on pourra alerter les services de secours pakistanais.

Trois jours plus tard, au terme d’une pénible attente, Lucie et William seront évacués en hélicoptère vers Islamabad. Quant à moi, je terminerai cette expédition mouvementée à Gilgit en pensant à mes compagnons de cordée et à tous ces sommets qui ne se livrent qu’avec parcimonie aux humbles grimpeurs que nous sommes.

 Retour à Grenoble. Julien est là, en face de moi. Il vient de me relater son aventure avec la même placidité que s’il s’agissait d’une promenade anodine dans les verdoyants pâturages du Charmant Som. Grâce à lui, je me suis retrouvé sur un sommet à plus de 6000m sans bouger de ma chaise. Grimper par procuration et coucher cela sur le papier sans avoir éprouvé toutes les sensations d’effort et de plaisir de l’alpiniste, ce n’était pas évident, mais ça valait quand même le coup. Maintenant, il ne me reste plus qu’à boucler cette histoire. J’ose à peine en revendiquer la paternité. Elle était déjà écrite, je n’ai rien inventé, j’ai seulement écouté et imaginé que j’étais là-bas, sur la route de la soie, entre l’Afghanistan et le Karakoram.



 

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