Zone blanche |
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Il avait neigé toute
la nuit. Le samedi matin en ouvrant ses volets, Bernard n’en crut pas ses yeux.
Depuis plus de 25 ans, il était chargé de l’entretien et de la logistique sur
le site de sa société où il bénéficiait d’un logement de fonction. Jamais encore il n’avait vu une telle couche
de neige. En fait, même en remontant dans sa plus tendre enfance de Dauphinois
pure souche, il ne se souvenait pas d’en avoir jamais vu autant. Pour un mois
de mars, c’était tout à fait exceptionnel. La neige atteignait presque le
rebord de sa fenêtre. « Il n’y en a pas loin d’un mètre, se dit-il, et ça
continue de tomber. » Comme prévu par les
services météorologiques, elle avait commencé à tomber la veille en début
d’après-midi alors qu’il était à son bureau. Il partageait celui-ci avec son
collègue Laurent. Ce dernier avait quitté le travail vers 16h. On était
vendredi, il était pressé de rentrer chez lui, surtout avec ce temps exécrable.
Bernard se rappela qu’il devait jouer un match de tennis à 10h le lendemain au
complexe sportif de Montbonnot. Il se félicita d’avoir réservé un court
couvert, il n’aurait pas besoin d’annuler la partie. A 17h30, il entreprit
de faire le tour des installations avant le week-end. Occupant un logement de
fonction sur le site, il ne rencontrerait aucune difficulté pour le rejoindre
et comme il vivait seul, il avait tout son temps. Il remarqua que le
bâtiment était presque désert, la plupart des ingénieurs et des chercheurs
ayant préféré anticiper leur départ afin d’éviter les problèmes de circulation.
Jetant un coup d’œil par une fenêtre, il découvrit qu’une couche de neige d’une
vingtaine de centimètres recouvrait déjà les abords du complexe scientifique.
Les derniers retardataires, sans doute retenus par une tâche urgente, se
préparaient à abandonner la place à leur tour. Même le personnel de nettoyage
était arrivé en avance. Il faut dire que l’imminence du week-end et l’abondante
chute de neige constituaient deux bonnes raisons pour ne pas traîner dans les
parages. Il salua Maria et Rachida qui échangèrent avec lui quelques mots sur
l’état du ciel, mais contrairement à leurs habitudes, elles abrégèrent la
conversation et s’en retournèrent à leurs occupations ménagères. Peu après 18h, il
était de retour dans son bureau dans lequel il demeura encore une demi-heure.
Il aperçut les feux du dernier véhicule de l’entreprise de nettoyage qui se
dirigeait vers la sortie. La barrière automatique se leva, l’autorisant à
disparaître dans la neige et la nuit. Quelques instants
plus tard, Bernard éteignit son micro-ordinateur, rangea ses dossiers, puis il
se leva pour une ultime vérification du système électrique. Rien d’anormal de
ce côté-là. Il pouvait quitter le bâtiment, l’esprit tranquille, pour rallier
son logement situé à une centaine de mètres. En sortant, il fut
surpris par l’intensité des flocons. Il ne distinguait même plus les contours
des murs de son habitation. Il pensa qu’il était grand temps de regagner son
domicile, d’autant que la couche atteignait maintenant près de trente
centimètres. Une chape de blancheur semblait vouloir envelopper la ZIRST et
l’isoler du monde. Seul le craquement caractéristique de la neige sous ses pas
rompait l’assourdissant silence. Sans repères, il eut du mal à retrouver le
chemin du bercail, manquant plusieurs fois piquer du nez dans la neige en
trébuchant sur la bordure de l’allée. Jamais il n’avait été plus soulagé
d’atteindre la porte d’entrée de la maisonnette et de la refermer derrière lui.
Puis il avait ôté ses vêtements mouillés, pris une douche chaude et s’était
préparé un plateau-télé pour la soirée. A l’aise dans ses pantoufles, il
s’était dit qu’à cette période de l’année, la neige n’allait pas tarder à
s’arrêter de tomber et que de toute façon, elle ne tiendrait pas très
longtemps. Bernard referma sa
fenêtre en constatant que ses prévisions de la veille ne valaient pas un pet de
lapin. En face de lui, il ne voyait plus guère que les baies vitrées du
bâtiment principal avec au-dessus et autour, du blanc, encore du blanc, rien
que du blanc. Il allait devoir déneiger devant sa porte. Il se souvint qu’il y
avait une pelle dans la remise, mais que celle-ci n’avait dû être employée à
cet usage que dans des temps immémoriaux. De toute façon rien ne pressait car
il risquait fort d’être bloqué ici pour la journée. Il était seul sur le site
et tant que le chemin du Vieux Chêne ne serait pas dégagé, il ne fallait pas
espérer sortir de là. Résigné, Bernard prit
son petit déjeuner et alluma son téléviseur pour se brancher sur la chaîne
météo. En fait de météo, il fut stupéfait de voir qu’il neigeait aussi sur
l’écran. Il se mit à zapper nerveusement d’une chaîne à l’autre sans résultat.
Il neigeait, il neigeait partout, triste spectacle audiovisuel. Dépité, il tenta
alors d’obtenir des renseignements par la radio, mais celle-ci demeura muette,
refusant obstinément de lui délivrer quelques infos rassurantes. Ce silence
radio fit naître en lui une légère pointe d’inquiétude. Heureusement il avait
de la ressource avec l’internet. Après avoir allumé son PC, il dut cependant
déchanter une nouvelle fois. Impossible de se connecter. Il était près de 10h
du matin, il décida d’appeler son pote Laurent. Il décrocha le combiné. Au bout
du fil aucune tonalité ne se fit entendre. Il essaya malgré tout de composer le
numéro. Sans succès. Que la télévision ou
la ligne téléphonique ne fonctionnent plus, suite à une aussi importante chute
de neige, après tout, ça pouvait s’expliquer. Bernard alla chercher son mobile
et appela de nouveau Laurent, mais son appel se perdit dans le silence. C’est à
cet instant précis qu’il commença à prendre conscience de son isolement. On était samedi, il
était le seul à résider sur le site et sans doute également le seul à résider
dans ce secteur de la ZIRST. Zone d’intense activité au cours de la semaine,
celle-ci devenait une zone de non-activité pendant le week-end, une sorte de no
man’s land scientifique déserté par les cerveaux. Il n’y avait vraiment aucune
chance que les services de l’équipement viennent déneiger jusqu’ici. Ils
devaient certainement et avant tout concentrer leurs moyens et leurs efforts
sur les zones résidentielles et commerciales. Rien que de très normal. Il se
sentit soudain abandonné de tous, il était en quelque sorte le seul survivant à
bord d’une ZIRST silencieuse et glacée. Après un court moment
de déprime, il se ressaisit et décida de s’occuper car le week-end promettait
d’être long. Un peu d’exercice physique lui ferait sans doute le plus grand
bien. Il alla chercher la pelle et commença à déblayer la neige devant la porte,
puis il poursuivit sa besogne, se frayant un passage afin de parvenir jusqu’au
portail de l’entrée. Creuser une tranchée d’une cinquantaine de mètres, ce
n’était pas trop dur pour lui. Rien à voir avec celles de la Grande Guerre, n’empêche
qu’arrivé au terme de ce tonique labeur, le gaillard était en nage et guère
plus avancé puisque de toute façon la route ne serait sûrement pas déneigée
avant lundi. Il retourna sur ses pas, traînant sa pelle et son abattement sous
les flocons virevoltants. La journée se déroula
tant bien que mal, Bernard lisant, Bernard prenant une collation, Bernard
faisant des mots croisés, Bernard jouant sur l’ordinateur. Il fut même tenté de
mettre à profit cet isolement forcé pour participer au concours littéraire de nouvelles
organisé par la ZIRST. Il sourit en se disant qu’il était en tous cas en plein
dans le thème proposé. Quand il se coucha, vers 22h, la neige tombait toujours. Le lendemain matin,
au réveil, lorsqu’il voulut allumer la lumière de sa lampe de chevet, il
comprit que la situation s’était aggravée. L’électricité était coupée. Ce
mauvais présage semblait annoncer une journée encore plus galère que la
précédente. Il maugréa comme s’il s’était levé du pied gauche. Il jura et
s’entendit pester contre le monde entier. Une réaction épidermique qui
n’améliorerait certes pas sa condition, mais qui avait au moins le mérite de le
soulager. Il ne fut même pas
étonné de voir que la couche de neige avait épaissi d’une bonne cinquantaine de
centimètres. Toutefois, et c’était plutôt un signe encourageant, il ne neigeait
presque plus et le ciel semblait vouloir s’éclaircir. Il se demanda s’il devait
dégager une nouvelle fois le passage, puis jugeant cela inutile, il referma la
porte, découragé, et retourna se coucher. Il se leva vers midi,
grignota quelques bricoles en guise de déjeuner, jeta un œil au-dehors pour
constater que le ciel avait repris sa couleur gris-neige. Il imagina la ZIRST
entière recouverte par près de deux mètres d’une neige aussi pesante que sa solitude.
Ces 110 hectares ne devaient plus former qu’une immense zone blanche enveloppée
de silence. La ZIRST qui
accueillait habituellement plus de 8000 personnes réparties dans 250
entreprises de pointe avait vu le jour en 1972. Les bâtiments de sociétés
high-tech y avaient poussé comme des champignons dans un sol fertilisé par de
la matière grise. En 1989, le secteur de Meylan étant arrivé à saturation, une
extension sur la commune voisine de Montbonnot s’était avérée nécessaire.
Aujourd’hui, elle constituait l’une des plus importantes technopoles de France,
une ville dans la ville, mais désormais ce n’était plus qu’une ville fantôme. Il se souvint alors
avec nostalgie de son arrivée lors de l’implantation de son entreprise sur le
site de la ZIRST en 1977 dans des locaux flambant neufs. Depuis cette date, il
en avait vu passer des têtes chercheuses, des petites, des grosses, des bonnes
et des moins bonnes. Les ingénieurs passaient et lui restait. Aujourd’hui
encore il était là, seul gardien du temple dans lequel chacun d’entre eux venait
accomplir ses dévotions scientifiques hebdomadaires dans un univers de
technologie avancée. Et puis durant le week-end, avec la fuite temporaire des
cerveaux allant pour la plupart régénérer leurs neurones dans les montagnes
environnantes, au milieu de son cadre verdoyant, le site semblait prendre des
allures de château de la Belle au Bois-Dormant des temps modernes. Bernard se plaisait
parfois à déambuler dans les couloirs silencieux de ce temple de la recherche
au sein duquel avaient été élaborés tant de projets, où avait été conçue la
quintessence des objets communicants et où encore aujourd’hui, sous cet épais
manteau neigeux, de nouvelles idées avaient germé, ou étaient en phase finale
d’expérimentation. Il se dit que tous
ces secrets de haute technologie n’avaient jamais été aussi bien protégés qu’en
ce moment, par l’énorme couche de neige qui interdisait tout accès au bâtiment. Cette pensée le
ramena à la réalité. Il reprit du poil de la bête en constatant qu’il ne
neigeait plus. Puisque la neige avait cessé, la vie allait reprendre ses
droits. Là-bas, de l’autre côté de la ZIRST, les engins de l’équipement
entraient peut-être déjà en action. Un chasse-neige parviendrait bientôt
jusqu’à l’entrée du site. Ragaillardi, il se sentit d’attaque pour une nouvelle
opération de déneigement. Il sortit, la pelle à la main, et se mit au travail.
Il se rendit cependant vite compte que ce ne serait pas une mince affaire
d’évacuer la neige par-dessus la tranchée, mais cet exercice physique dans la
blancheur lui permettrait de ne pas laisser de place aux idées noires. Au bout d’une
vingtaine de mètres, Bernard s’arrêta, exténué. Finalement, à quoi bon se
défoncer ainsi ? Demain sans nul doute, les routes seraient dégagées, on
allait venir le délivrer de sa prison de neige. Tout rentrerait dans l’ordre et
dans quelque temps, attablé au restaurant inter-entreprises « le Vieux
Chêne » il raconterait sa mésaventure aux copains. Il n’y avait pas lieu
de s’inquiéter. Les pouvoirs publics ne pouvaient abandonner le pôle
d’activités de la ZIRST. Cette idée lui paraissait tout bonnement inconcevable. Bernard rentra chez
lui. Dans la maison, il faisait déjà sombre. Il n’y avait désormais qu’une
seule chose à faire : attendre. Pour ce dimanche soir, il ne lui restait
plus guère de nourriture à se mettre sous la dent, mais ceci n’avait que peu
d’importance car demain il ne serait plus seul. Après un inventaire de ses
ressources, il trouva toutefois de quoi se remplir convenablement l’estomac,
puis il se coucha de bonne heure et bercé de certitudes il s’endormit. Dehors, la neige
s’était remise à tomber à gros flocons. Lundi matin 7 heures.
Après une bonne nuit de sommeil et des ablutions sommaires, Bernard s’était
levé de bonne humeur. Cependant lorsqu’il voulut ouvrir la porte d’entrée de la
maison il fut stupéfait : derrière celle-ci il y avait un véritable mur de
neige d’au moins deux mètres de hauteur car il n’apercevait pas le moindre bout
de ciel. Pour atteindre une telle hauteur il avait dû neiger toute la nuit et
pas qu’un peu. Jamais autant qu’il se souvienne il n’avait assisté à une telle
chute de neige. Il essaya d’ouvrir une fenêtre, mais comme toutes celles de la
maison elles étaient toutes closes ainsi que les volets. Comment avait-il pu condamner
aussi bêtement toutes les issues. Désormais il s’était lui-même cloîtré à
l’intérieur et il était plus que jamais isolé car la neige empêchait toute
tentative de sortie et comble de la négligence il avait laissé sa pelle dans la
petite cabane de jardin à l’extérieur et elle était donc inaccessible. Il prit
tout à coup conscience de sa situation précaire et comprit que s’il en était
ainsi dans toute la région, il n’avait guère de chance d’être délivré
rapidement de sa gangue neigeuse. Le doute commença à s’insinuer dans son
esprit car il ne pouvait même pas savoir si la neige avait cessé de tomber. Il
tenta bien de se rassurer en se disant que quelqu’un finirait par penser à lui
mais rien n’était moins sûr. De toute façon il ne serait pas prioritaire et
devrait attendre patiemment que l’on vienne le secourir. A midi il ouvrit le
réfrigérateur et y trouva encore de quoi manger. Il lui restait encore quelques
boîtes de conserve qui lui permettraient de tenir quelques jours. Ainsi rassuré,
il attendit tout l’après-midi qui lui sembla particulièrement longue et n’ayant
rien d’autre à faire il finit par se coucher de bonne heure. Il ne pouvait pas
savoir qu’à l’extérieur la neige tombait toujours à gros flocons et que cette
tempête de neige imprévisible par son ampleur serait sans doute la plus
importante du siècle. |
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