Un homme sans
histoire Il y a quelques
années, au café de la Place, on voyait souvent un vieil habitué du lieu, un
homme sans âge qui devait sans doute avoir passé la soixantaine. Personne
n’aurait pu lui attribuer un âge exact. Pourtant tout le monde le connaissait.
On parlait de lui dans tout le village, avec généralement un sourire entendu au
coin des lèvres. On l’appelait Tartarin, autant par une mauvaise habitude qu’à
cause de toutes les aventures qu’il disait avoir modestement vécues dans le
personnage du héros involontaire. On ne lui en voulait nullement de
s’approprier toujours le beau rôle. C’était matière à plaisanterie. Et puis ma
foi, il racontait fort bien le bougre ! Aussi ne manquait-on jamais
l’occasion de lui tendre la perche. L’homme ne se faisait d’ailleurs pas prier
et la saisissait fermement. Dès que commençait
une histoire tous les gens présents, des habitués pour la plupart, se
retournaient, amorçaient leur approche et avançaient, un peu comme des crabes,
jusqu’à ce qu’ils fussent suffisamment près du narrateur. Le vieux qui n’était
pas dupe en retardait volontairement le début, parlant très lentement,
détachant chaque mot, séparant bien ses phrases pendant ce remue-ménage
silencieux et lorsqu’il était sûr de captiver tout son auditoire, il entrait
dans le vif du sujet. Lui-même savourait ses histoires, plus peut-être que son
entourage qui les pensait entièrement inventées. Mais ses racontars, comme les
appelaient de mauvaises langues, ne manquaient ni de saveur ni de beauté. Ils
plaisaient. Pour qui vivait dans la routine quotidienne, ils aidaient à combler
l’ennui du moment, ils réchauffaient la tiédeur d’une soirée, ils allégeaient
les fardeaux d’une journée fatigante et les soucis de chacun s’estompaient au
fil de l’histoire. Rien que pour cela, on aurait dû le remercier. Mais on se
contentait alors d’un sourire indulgent. Cependant, je suis
certain que retournant chez eux, avant de s’endormir, tous y pensaient encore
avec une pointe de nostalgie et le secret désir de voir un jour se réaliser
l’un de ces récits imaginaires. Tartarin disparaissait alors de leurs pensées,
ils le remplaçaient, devenaient héros à leur tour. Tel devait être le rêve de
chacune de leurs nuits. Ce qui paraissait le
plus extraordinaire, c’était que malgré sa célébrité locale, on ne savait
pratiquement rien de lui, ni de sa vie antérieure. Les commérages qui vont
toujours bon train dans un village de moyenne importance, s’étaient abondamment
développés sur le sujet et avec quelques variantes peu communes. On avait tout
dit sur lui, des choses simples aux plus farfelues. Il faut avouer que ne
sachant absolument rien, il avait été facile d’extrapoler là-dessus. Son nom même le
rendait presque anonyme. Ceux qui le connaissaient mieux avaient essayé de le
faire parler. Il nous avait seulement dit qu’il s’appelait Charles Martin, sans
toutefois nous donner d’autres précisions. Tout juste réussit-on à apprendre
qu’il était originaire du Midi. Comme il ne possédait pas d’accent particulier,
rien ne le laissait supposer. Somme toute, il ne paraissait aucunement décidé à
en dire plus. Les interrogatoires se relâchèrent peu à peu, les villageois
finirent par abandonner la partie. L’inquisition demeura sur sa faim. Toujours est-il que
maintenant qu’il n’est plus là, la population ne semble plus aussi joyeuse. Les
sourires ont disparu au coin des lèvres, il y a comme un trou dans le décor,
surtout là-bas, au café de la Place où il restait quelquefois pendant des heures.
Il n’est pas impossible que les esprits les plus virulents montés contre lui je
ne sais pourquoi, le regrettent tout autant que les autres. La salle du café
est redevenue triste, insignifiante, semblable aux salles de café ordinaires.
Le charme ne l’habite plus. Sa brusque
disparition avait suscité un assez sensible remous au pays. Quelques jours
durant, un malaise indéfinissable avait plané. Des bruits divers avaient couru.
On parlait de suicide, d’assassinat. La gendarmerie ouvrit même une enquête qui
ne donna aucun résultat. Des soupçons, à l’époque, s’étaient portés sur celui
qui le dernier l’avait vu en vie : le grand Marcel. Peut-être n’était-ce
pas à tort. Mais on ne put rien prouver. Il nia tout. C’est que,
voyez-vous, si le meurtre était plausible, si l’assassin pouvait être le grand
Marcel, le mobile quant à lui ne faisait aucun doute : si on avait tué le
vieux Charles, c’était pour le voler. Je me souviens très
bien du dernier jour qu’il passa parmi nous. Comme d’habitude, il arriva au
café de la Place vers huit heures du soir. Quand j’y entrai à mon tour, je le
trouvai assis à une table. Devant lui, un verre de vin rouge. Il semblait fort
satisfait de lui-même. Légèrement renversé sur sa chaise, l’œil vif et
pétillant, il porta le verre à ses lèvres, but une gorgée, puis lentement le
reposa. Je pensais qu’il était à point pour une histoire bien qu’il n’y ait que
peu de monde ce soir-là. A peine une demi-douzaine de clients. « J’offre une tournée générale »
dit Charles, accompagnant ses paroles d’un geste large. Dans la salle, on
lisait la surprise sur tous les visages. On ne pensait pas que le vieux eût
suffisamment d’argent pour se permettre une telle générosité. En fait, personne
ne savait de quoi il vivait. Sa mise était modeste, il ne dépensait jamais
inutilement. Ses maigres ressources devaient servir au strict nécessaire. Au
café, il y avait souvent quelqu’un pour lui payer ses consommations. Tantôt
l’un, tantôt l’autre, tous l’avaient abreuvé à leur tour. On le croyait plutôt
misérable et voilà qu’aujourd’hui il proposait de régler lui-même la note.
C’était bien la chose à laquelle on s’attendait le moins. On ne manqua pas de
lui en faire la remarque. - Auriez-vous gagné au loto, monsieur
Charles ? » lança le grand Marcel qui était accoudé au bar. - Hé, qui
sait ? » La réponse attisa la
curiosité des personnes présentes. Tous les regards se braquèrent sur lui. Il
ne bougeait pas et souriait placidement. Dans ses yeux, on pouvait deviner
toute une malice calculée pour retenir l’attention des auditeurs. Ils tentèrent
d’en savoir davantage. - Alors vous ne
voulez rien nous dire. » reprit un autre. Le vieux Charles
continua de sourire. Il porta sa main vers la poche intérieure de sa veste, en
retira un portefeuille usagé, l’ouvrit avec précaution, en sortit deux billets
qu’il déposa sur la table en disant d’une voix forte : « Allez, patron,
servez à boire à ces messieurs. » On avait aperçu dans
le portefeuille toute une liasse de billets. C’en était trop. L’assistance
maintenue en haleine voulait savoir d’où venait cet argent. Elle attendait que
l’homme se décide enfin à tout leur expliquer. Rien ne vint. Charles se contenta
d’avaler une nouvelle gorgée de vin. Le silence s’installa un instant dans la
salle du café, entretenant le malaise causé par la vue des billets. « Racontez-nous
donc une de vos aventures. » lui dis-je. - Oh ! Vous les
connaissez toutes maintenant, et puis ce soir je ne me sens pas l’envie de
bavarder. Une autre fois peut-être… » Un lourd silence nous
enveloppa de nouveau, pesant sur nos épaules. Les têtes se baissaient, les
regards se fixaient sur les verres. La même pensée nous vint qui nous
tenaillait l’esprit. Une question qui se posait, lancinante, sans qu’une
réponse y fut apportée. L’horloge de l’église
égrena neuf coups. Le vieux Charles se
leva. - Bonsoir à
tous ! » Il se dirigea en
direction de la porte. Le grand Marcel le suivit. - Attendez, je vais
vous accompagner un bout de chemin. » Je sortis aussitôt
après eux et restai un moment sur le pas de la porte. Je les vis s’éloigner
dans la rue principale. Il faisait un peu froid. Je regagnai rapidement mon
domicile. Je me retournai une fois. Déjà, ils s’étaient fondus dans l’air calme
de la nuit. Les deux hommes
marchaient côte à côte sans rien se dire. Dès l’instant même où Charles s’était
levé pour partir, une idée avait germé dans l’esprit du grand Marcel. Une idée
nette, précise : entrer en possession de l’argent du vieux. C’est en pensant
à ça qu’il lui avait proposé de le raccompagner. Et cette idée, il ne pouvait
plus s’en débarrasser. Déjà elle l’occupait tout entier, déjà il calculait, il
inventait des plans pour s’approprier cet argent. Rapidement, il se rendit
compte qu’il n’existait qu’un seul et unique moyen de concrétiser une idée
pareille : il lui fallait tuer le vieux. Celui-ci habitait une
bâtisse en dehors du village, distante d’environ un kilomètre. Mais la maison
n’était pas isolée, elle formait avec quelques autres un minuscule hameau. Ils parvinrent à la
sortie du village. Désormais, il pouvait songer à réaliser son plan. Ils
quittèrent la route pour s’engager sur un chemin caillouteux. L’endroit le plus
propice se trouvait à quelques centaines de mètres, lorsque le chemin disparaissait
derrière un épais buisson. A cette heure là, il n’y avait aucun risque qu’on le
vît. Marcel résolut donc de faire route jusqu’au domicile du vieux et le lui
fit savoir. L’autre accepta avec une sorte de doux grognement. Depuis que Charles
avait ouvert son portefeuille, les billets dansaient devant les yeux du grand
Marcel. Il pensa à ce qu’il pourrait faire avec une telle liasse, sans compter
qu’il devait en cacher encore chez lui. Il ne doutait pas que la somme fût considérable.
La laisser à ce vieux fou, ah non alors, qu’allait-il faire de tout ce fric,
non, c’était vraiment trop bête de laisser tous ces billets dans de pareilles
mains. Lui au moins saurait s’en servir et le faire fructifier. Une telle
opportunité ne se représenterait sans doute plus jamais. Tout occupé par ses
projets, il en avait presque oublié le vieux Charles. Il se demanda comment il
allait s’y prendre, mais n’eut pas le temps d’y réfléchir. Sa prochaine
victime, encore bien vivante, l’interrompit dans sa machiavélique entreprise en
se mettant à parler sur un ton de confidence, comme s’il se parlait à lui-même,
comme si son compagnon de route n’existait pas : « J’ai ici beaucoup
d’argent, une petite fortune. C’est drôle, je n’en ai jamais possédé autant à
la fois. Je crois même que je n’en ai pas gagné autant dans toute ma vie. Et
puis tout d’un coup, hop ! Le coup de chance, vous voilà millionnaire. Ça
vous arrive on ne sait comment. On se retrouve riche. Un moment, la tête vous
tourne, vous ne réfléchissez plus à rien, vous vous abandonnez au plaisir tout
nouveau pour vous d’être riche. Ensuite vous reprenez votre souffle. Vous
commencez à compter, à calculer, vous cherchez des moyens pour devenir encore
plus riche. L’argent appelle l’argent ; vous êtes moins heureux. Ce qui
compte le plus, c’est d’être heureux. Ainsi moi, lorsque je repense à ma vie,
je me dis que j’ai été heureux. J’ai su me rendre heureux parce que j’ai su me
contenter de peu. De nos jours les gens ne savent pas se contenter de peu, ils
veulent toujours plus. Surtout plus de fric. Voyez-vous, maintenant que je suis
riche, rien en moi n’a changé et pourtant je vais pouvoir réaliser mon rêve. Je
vais écrire des histoires. Beaucoup. Des histoires pour les enfants. Elles
seront plus belles. On ne peut plus rien pour les adultes, ils ne savent plus
rêver. Mais les enfants eux savent, ils ont un cœur neuf et grand, un cœur vide
où l’on peut mettre de la tendresse. Ils possèdent la joie de vivre, donnons-leur
une vie de rêve et d’amour. » Et tandis qu’il
parlait, ses yeux s’emplissaient de larmes. « Je vais
retourner dans le Midi. Je serais mieux là-bas. A cause du soleil. Quand on
devient vieux, on a besoin du soleil pour se réchauffer. » Ils atteignirent le
buisson qui cacha leurs deux silhouettes. Un long moment
s’écoula, interminable. Un seul homme réapparut. Il marchait d’un pas
tranquille. Le lendemain on
s’inquiéta de ne pas voir le vieux Charles. La gendarmerie se déplaça jusqu’à
son domicile pour constater qu’il n’était pas chez lui. De sérieux soupçons
pesaient sur le grand Marcel qui était le dernier à l’avoir vu. Pendant l’enquête qui
suivit sa disparition, le grand Marcel n’avait cessé de répéter que le vieux
désirait se retirer dans son Midi natal. On ne l’avait pas cru. La suspicion
demeura sur le rôle de Marcel dans cette affaire. Il dut répondre à quelques
interrogatoires qui ne donnèrent aucun résultat et finalement l’affaire fut
classée sans suite. Un beau matin, il
quitta le village à son tour, emportant avec lui son secret. |
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