Citadelle


Ce matin en ouvrant mon journal, mon attention fut attirée par une ancienne photographie sur laquelle je reconnus aussitôt quelques visages parmi un groupe d’hommes jeunes et fiers. Cette image me ramena instantanément 60 années en arrière, vers une période grise de l’histoire où se mêlaient à la fois les affres de l’occupation et l’insouciance de ma jeunesse.

Que de chemin parcouru depuis la banlieue lilloise de mon enfance. J’y rêvais jadis de gloire entre les terrils et les corons avec quelques-uns de mes petits camarades. C’était avant la guerre, le souvenir blafard d’une autre vie.

Car en 1940, mes parents ayant jugé préférable de m’envoyer en exil chez un lointain parent dans les montagnes des Alpes, je débarquai au milieu de nulle part. J’avais alors à peine 14 ans lorsque je quittai l’atmosphère poussiéreuse et minière du Nord pour l’air pur et l’ambiance pastorale du Dauphiné.

Depuis la gare de Grenoble où j’arrivai un beau matin, il me fallait rejoindre une ferme isolée du côté de Saint-Martin en Vercors par une route qui me sembla n’en plus finir avec ses nombreux virages. Moi qui n’avais jamais encore vu de vraies montagnes, je découvrais d’un seul coup une profusion de pentes et de sommets à donner le vertige. Un ami de mon père devait venir me récupérer et m’emmener jusqu’à Villard de Lans. Nous avions décidé d’un rendez-vous au café de la Rotonde. J’appris bien plus tard que ce café tenu par un certain Aimé Pupin constituait également un lieu de rencontre pour les résistants grenoblois.

Parvenus enfin à Villard de Lans après une montée poussive, nous retrouvâmes le fils du fermier qui m’attendait pour me conduire jusqu’à ma destination finale. C’était un grand gaillard souriant de 18 ans qui se prénommait Pierre. Après une présentation sommaire, il m’expliqua qu’il ne fallait pas traîner car une marche d’une vingtaine de kilomètres nous était promise pour rallier la ferme. Il jeta un oeil goguenard sur ma tenue de ville et sur l’aspect de mes chaussures qu’il ponctua d’un haussement d’épaules dubitatif accompagné d’un soupir plus explicite qu’une longue tirade.

Sans plus attendre, nous prîmes le chemin de Bois Barbu le bien nommé, car la plus grande partie de notre itinéraire allait se dérouler dans la forêt. Aucune trace de civilisation à part un hameau perdu du nom de Valchevrière à peine visible du chemin jalonné parfois de maigres clairières. Malgré la montée, mon guide marchait d’un pas alerte et mes pieds commençaient à me faire souffrir. La pause casse-croûte à Chalimont fut la bienvenue. Pierre tira de sa musette les cochonnailles et le fromage fabriqué à la ferme. Je pus goûter pour la première fois avec délice aux produits locaux ainsi qu’au calme de la forêt rompu seulement par quelques pépiements d’oiseaux.

Notre halte s’avéra malheureusement de trop courte durée pour mes douloureux arpions de citadin. Le parcours, plus forestier que jamais, passait par Herbouilly, avant de redescendre sur Saint-Martin où nous arrivâmes dans le courant de l’après-midi. Bien que traînant la patte depuis plusieurs kilomètres, je continuais à progresser sans me plaindre jusqu’à ce que Pierre prononce enfin la phrase magique : « on arrive » en me montrant sa maison qui apparaissait à un détour du chemin.

Malgré la fatigue, je sentis en moi une sorte d’allégresse comme si mes yeux et mes poumons s’étaient mis à absorber odeurs et paysages jusqu’au point de saturation. Je sus à ce moment que la page déjà jaunie de mon enfance venait de se tourner et que ma vie d’homme allait commencer ici sur ce plateau du Vercors…

Je fus chaleureusement accueilli par les parents de Pierre qui trouvèrent que j’avais une petite mine et jugèrent que mon séjour à la montagne allait me faire le plus grand bien. Les braves gens ne se doutaient pas alors que ma bucolique villégiature allait durer quatre années ; mais comme ils n’avaient qu’un unique fils et que le travail ne manquait pas, ils apprécièrent mes deux bras,  aussi indispensables que les roues de leur charrette.

Deux années passèrent rythmées par les travaux des champs. J’en avais bavé au début, puis je m’étais approprié patiemment tous les gestes quotidiens du paysan : les soins au bétail, le labourage, les semailles et les moissons et peu à peu je me fondis entièrement dans cette vie simple et rude, loin, très loin des turpitudes endurées par ma famille sous l’occupation. 

Durant cette période, j’étais aussi tombé sous le charme de la montagne. Je m’en allais souvent seul sur les crêtes des environs, surprenant quelquefois un chevreuil audacieux ou une biche craintive, profitant des espaces aérés et sauvages, respirant le cœur palpitant de la forêt jusqu’à devenir animal et végétal. Je connus l’ivresse des premières escalades, la splendeur éclatante des sommets enneigés. Du vert sombre des sapins jusqu’au gris des rochers tout me semblait sublime et tout me ravissait. Tel le petit ramoneur de la chanson, dans ce coin perdu de montagne, j’égrenais des jours heureux.        

Puis en novembre 1942, l’armée allemande envahit la zone libre. Cet événement marquait la fin de notre tranquillité et allait faire entrer le maquis du Vercors dans l’histoire.

Réfractaire au STO, Pierre quitta la ferme au printemps 1943 pour rejoindre le maquis et n’y fit plus que de rares apparitions nocturnes. A chacune de ses visites, il nous disait avec exaltation que les effectifs de la Résistance ne cessaient de croître, renforcés par de nouveaux volontaires venus de Grenoble et de la vallée, m’exhortant à le rejoindre sans tarder. Sans doute à cette époque là, j’aurais pu le suivre sans hésitation, mais je venais de rencontrer l’amour…

La grande majorité des hommes jeunes ayant rejoint le maquis, les anciens et les femmes se virent contraints de s’entraider pour venir à bout des grosses besognes. C’est ainsi qu’un matin, je partis vers 3 heures pour faire les foins du côté de la Chapelle en Vercors. L’aube m’accueillit lorsque j’atteignis la ferme en même temps qu’un sourire radieux d’une fraîche fleur de la campagne. Attendait-elle dans la corolle de sa robe légère qu’un rude montagnard la cueille et l’emporte en ce matin d’été ? Elle me souriait, je lui souris aussi et cet instant scella notre amour à jamais.

Ce jour fut-il trop court ou bien interminable, aujourd’hui encore je ne saurais le dire, mais il fut à coup sûr le plus beau, celui que l’on n’oublie pas. Au cours du repas, je pus enfin engager la conversation, une boule au creux de l’estomac. Mes premières phrases furent sans doute stupides. Peu importe d’ailleurs car elle n’écoutait pas, ses yeux parlaient pour elle, les miens parlaient pour moi. L’essentiel était dit avant que ne coulent les mots et avec eux la promesse d’un futur rendez-vous. 

Je rejoignis Yvonne à la sortie de la messe le dimanche suivant, ayant trompé mon impatience en me jetant avec acharnement dans le travail. Je la trouvais encore plus éblouissante et l’entraînai loin du village. Nous échangeâmes peu après notre premier baiser maladroit et passionné bientôt suivi d’une kyrielle d’autres. 

En fin d’après-midi le temps tourna à l’orage. Surpris par de grosses gouttes de pluie, nous trouvâmes le refuge providentiel d’une grange. Dans les effluves odorants du foin fraîchement coupé qui embaumait l’air se mêlèrent nos souffles, se mêlèrent nos corps, se mêlèrent nos vies…

Notre amour s’épanouit sans nuages tout au long de l’année 43. Fin janvier 1944 une terrible nouvelle se répandit sur le plateau du Vercors. Le petit village de Malleval avait été attaqué et incendié par les Allemands portant un rude coup à la Résistance qui perdit plusieurs de ses hommes. L’heure n’était plus à l’insouciance et au plaisir. Je décidai de rejoindre Pierre au sein de la résistance.

C’est ainsi que je fus affecté au QG du maquis à Herbouilly où ma jeunesse et ma totale inexpérience me valurent d’être confiné dans des tâches subalternes. J’appris que la Résistance redoutait une prochaine offensive allemande contre ses positions et que de petits groupes armés étaient embusqués surveillant toutes les voies d’accès au plateau.

Le 21 juillet au matin, la pluie se mit à tomber sur la montagne et avec elle allait s’abattre aussi un déluge de feu. L’ennemi venait de lancer une attaque massive sur la citadelle du Vercors. Peu à peu, des nouvelles nous parvinrent confirmant la tentative d’encerclement. Des troupes partaient à l’assaut de tous les passages défendus par quelques poignées de combattants. Devant la supériorité numérique des assaillants, les ordres étaient de tenir le plus longtemps possible, puis de se replier vers l’intérieur du massif dans les forêts de Lente ou des Coulmes.

Au début, les informations qui nous parvenaient furent plutôt bonnes, Chabal et son groupe avaient réussi à repousser les Allemands dans le secteur stratégique de Valchevrière. Cependant la situation sembla rapidement tourner au cauchemar avec l’annonce d’une attaque aérienne de vingt planeurs sur Vassieux, l’un des villages essentiels de la Résistance et l’effroyable massacre qui s’ensuivit. Le 23 malgré une défense héroïque, le verrou de Valchevrière sauta laissant le champ libre aux troupes allemandes. En l’absence de renforts, la bataille du Vercors, trop inégale, était désormais perdue. Il fallut abandonner les positions et battre en retraite vers des lieux plus sûrs.

Pour ma part, devant l’imminence du danger, je ne pensais plus qu’à Yvonne car les civils eux-mêmes ne semblaient pas épargnés. Terriblement inquiet, je fonçai vers La Chapelle en évitant la route et les terrains découverts. Je la trouvai chez elle, saine et sauve ; j’étais bien décidé à rester auprès d’elle. Yvonne dut me convaincre de partir et de me cacher en me proposant de m’accompagner car le secteur semblait de plus en plus dangereux. Nous décidâmes de nous diriger vers la grotte de la Luire où étaient soignés les résistants blessés. Le lendemain de notre départ, seize jeunes hommes furent exécutés à La Chapelle en Vercors.

La grotte de la Luire tenait effectivement lieu d’infirmerie de campagne, mais les quelques personnes qui s’occupaient des blessés nous dissuadèrent de demeurer avec elles dans la grotte qui pouvait être investie à tout moment par les Allemands. Après une nuit passée dans cet abri, nous quittâmes nos compagnons sans savoir que nous venions sans aucun doute d’échapper à la mort. En effet, le 27 juillet, tous les occupants de la grotte de la Luire furent arrêtés, et les malheureux blessés, achevés non loin de là.

Quant à moi, après avoir laissé Yvonne chez ses parents, je rejoignis un groupe de maquisards du côté du col de Carri avec la ferme intention de participer à la libération de ce Vercors qui m’avait déjà tant donné et où s’étaient transplantées peu à peu mes racines…

Le vieil homme assoupi sursauta lorsque la porte de la chambre s’ouvrit brusquement. Deux infirmiers en blouse blanche apparurent. Le plus ancien s’adressa à mi-voix au plus jeune et lui glissa à l’oreille : « C’est monsieur Deflandre. Il a un peu perdu la boule et il lui arrive parfois de se prendre pour le général De Gaulle ».

« Allez mon Général, c’est l’heure de la promenade ! »

L’élève infirmier ramassa le journal encore ouvert à la seconde page et y jeta un coup d’œil.

Une photographie représentant un groupe de combattants illustrait un long article sur la résistance dans le Vercors. Le jeune homme plia le journal et le posa sur la table de chevet.

Puis il poussa le fauteuil roulant jusqu’à la porte qui se referma derrière eux.



 

 

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