La romance de Cendrine

« Oui » répondit Cendrine lorsque le maire eut fini de prononcer la phrase fatidique : « Mademoiselle Cendrine Perez, consentez-vous à prendre pour époux monsieur Emmanuel Leprince ? » 

Dans l’assistance qui avait retenu son souffle, les visages se détendirent, des sourires de satisfaction ou de circonstance s’affichèrent. Les appareils des photographes se mirent à flasher sur le couple objet de toutes les attentions. Il faut avouer que ce n’était pas tous les jours que l’on pouvait assister à un aussi beau mariage. Deux jeunes gens magnifiques et si bien assortis, un couple parfait et romantique comme on en voit parfois au cinéma ou dans des magazines people. Et dire que ce mariage aurait pu ne pas se réaliser… 

Peu avant la cérémonie, les sœurs Duchemin étaient venues présenter leurs excuses à la future mariée pour leur attitude pas très catholique. Il faut préciser que Clotilde et surtout son aînée Julie avaient par jalousie manigancé un max pour faire capoter cette union. Peu rancunière, la jolie Cendrine accorda son pardon aux deux sœurs, les priant même d’assister au mariage en signe de réconciliation. Cela parut au demeurant tout à fait naturel puisque la jeune promise n’était rien moins que leur demi-sœur.

Mais pour apprécier le dénouement de cette histoire, effectuons un retour en arrière, il y a environ une année…

Nous étions au mois de juin, l’année scolaire allait se terminer. Comme tous les ans, l’école organisait son traditionnel bal de fin d’année. Les élèves de terminale avaient l’autorisation d’inviter des personnes de leur entourage et les anciens élèves de l’école étaient également conviés à la fête.

Clotilde Duchemin, pensionnaire de cette respectable institution serait bien évidemment chaperonnée par sa sœur aînée. Toutes deux se préparèrent avec fébrilité pour cette soirée si attendue, choisissant avec soin leurs robes de bal qui devaient refléter un subtil équilibre entre le classique et le sexy. Cendrine, la fille de leur beau-père, qui fréquentait un autre établissement scolaire moins huppé, n’avait pas été invitée. En cette belle soirée de juin, elle resterait donc comme souvent consignée à la maison. Pourtant elle aurait tellement aimé se rendre à ce bal où toutes les jeunes filles de bonne famille rêvaient de se montrer. Cette soirée constituait pour elles l’occasion unique de dégoter un futur mari ayant un brillant avenir. Mais pour Cendrine, sans carte d’invitation, c’était râpé.

Vers 21 heures, les sœurs Duchemin, parées comme des princesses et excitées comme des puces quittèrent la maison, non sans avoir ironiquement souhaité une bonne soirée à la pauvre Cendrine.

Restée seule, celle-ci alluma sans conviction le téléviseur, puis se laissa tristement tomber sur le canapé. Son père, représentant de commerce, ne devait rentrer que tard dans la soirée.

A peine était-elle installée, que la sonnette de l’entrée retentit. Elle alla ouvrir. Le jeune fils des voisins se tenait dans l’encadrement de la porte, une petite carte dans la main et la bouche en cœur. « Ma sœur est malade, elle ne peut pas se rendre à la fête de l’école. Elle m’a dit de t’apporter son invitation, que ça te ferait plaisir. »

Après avoir remercié le jeune garçon, Cendrine referma la porte et poussa un cri de joie. Elle contempla un moment le précieux sésame tout en se demandant comment elle allait pouvoir rejoindre l’école située dans une autre ville, à une vingtaine de kilomètres. Cendrine venait à peine d’obtenir son permis de conduire et ne possédait pas encore de véhicule. Il lui fallut se rendre à l’évidence, ça n’était pas gagné. Cherchant un moyen pour se rendre à ce bal et perdue dans ses réflexions, elle n’entendit même pas la voiture se garer devant l’entrée. Aussi fut-elle très surprise lorsque la porte s’ouvrit et que son père pénétra dans la pièce.

Après l’avoir embrassée, il lui raconta que son dernier client avait annulé son rendez-vous, ce qui lui permettait d’être de retour à la maison plus tôt. Trouvant sa fille particulièrement tristounette ce soir-là, il lui demanda ce qui n’allait pas. Pour Cendrine, l’occasion était trop belle. Elle savait que son père ne pouvait rien refuser à sa fille chérie. Elle lui expliqua qu’elle avait une invitation pour la soirée de l’école, mais qu’elle ne pourrait y participer faute de moyen de transport. Le père hésita un instant, avant d’annoncer à sa fille qu’il voulait bien lui prêter sa voiture à condition qu’elle conduise prudemment et qu’elle soit rentrée pour minuit. Il craignait en effet que son automobile flambant neuve ne subisse des dégradations pendant la nuit. Un bisou de remerciement vite posé sur la joue de son paternel et Cendrine se précipita dans sa chambre pour se préparer.

A 22 heures pétantes, elle s’assit au volant, démarra et disparut dans la douceur du soir…

Elle se gara sur le parking du lycée, soutenant le regard admiratif d’un petit groupe de jeunes gens qui se demandèrent sans doute quelle était la charmante créature qui débarquait dans cette superbe caisse. Quelques sifflets flatteurs fusèrent qui ne la laissèrent pas indifférente.

        Quand la belle arriva dans la salle de danse, elle ne manqua pas d’attirer l’attention des garçons. Elle portait une simple robe noire assez courte qui mettait en valeur sa superbe silhouette et ses jambes fines. Nombre d’entre eux posèrent des questions sur l’inconnue qui ne tarda pas à être entourée d’une cohorte de dragueurs.

Dans un coin de la salle, les sœurs Duchemin n’en croyant pas leurs yeux, durent se pincer pour s’assurer qu’elles ne rêvaient pas. Comment Cendrine avait-elle pu se procurer une invitation ? Leur jalousie atteignit son paroxysme quand elles virent les mâles des alentours se jeter sur elle comme des mouches sur de la confiture. Et lorsque l’inévitable question concernant l’identité de la belle leur fut posée, les deux Judas femelles la renièrent sans l’ombre d’une hésitation. Leur soirée étant désormais gâchée, elles décidèrent d’un commun accord de se fondre dans la foule tout en gardant un œil sur leur demi-sœur.

Cendrine jeta un regard circulaire, ne les vit point, puis absorbée par la conversation de jeunes gens affables et charmeurs, elle les oublia. 

Emmanuel était le fils de Pierre Leprince, propriétaire d’une importante chaîne de magasins spécialisés dans le commerce de luxe. Riche, intelligent et beau garçon, il débutait dans la vie dans des chaussures vernies. Ancien élève de cette vénérable institution, il venait d’atterrir par hasard au bal de l’école peu après 23 heures. Pour toutes les filles présentes, c’était le gros lot de la soirée, le jackpot qu’elles rêvaient de décrocher.

Malheureusement pour elles, le cœur du séduisant Emmanuel se mit à tilter à l’instant même où la ravissante Cendrine apparut dans son champ de vision.

Devina-t-elle son regard de braise posé sur elle ? Elle leva les yeux et se sentit transpercée par une intense émotion. Lorsqu’elle revint sur terre, elle dansait dans les bras d’un beau garçon, observée par des regards envieux. Ils dansèrent ensemble jusqu’à ce que l’animateur de la soirée annonce qu’il était minuit et qu’une série de slows s’imposait. Cendrine se souvint alors de la promesse faite à son père de rendre la voiture avant minuit. Avec regret elle avertit Emmanuel qu’elle était contrainte de partir tout en lui laissant son numéro de portable. Puis elle sortit rapidement sans plus d’explications.

Les sœurs Duchemin, qui avaient assisté à la scène, décidèrent à leur tour de quitter le bal qui ne présentait désormais plus aucun attrait. Julie, la plus sournoise des deux, se rappela avoir dissimulé le portable de Cendrine sous un fauteuil du salon. Cette petite vacherie venait soudain de prendre une tournure imprévue et dramatique pour Cendrine qui ne parvint pas à remettre la main dessus en rentrant chez elle cette nuit-là.

Le lendemain, il était trop tard, le précieux objet avait été récupéré par Julie dont le cerveau ne cessait d’être agité par des idées diaboliques.

Emmanuel Leprince tenta d’appeler Cendrine tout de suite après son départ et laissa ses propres coordonnées après avoir écouté le message de sa boîte vocale. Durant une bonne partie de la nuit, il attendit en vain un coup de téléphone. 

Le dimanche, il l’appela à nouveau. Plusieurs fois, il tomba sur sa boîte vocale, puis dans l’après-midi sur un répondeur lui annonçant que la ligne était suspendue. Désespérant de ne pouvoir la joindre, il contacta le service client de l’opérateur, mais on refusa de lui communiquer le nom et l’adresse correspondant au numéro.

 Les jours suivants, il essaya par tous les moyens d’obtenir des renseignements sur l’identité de Cendrine, en rappelant plusieurs fois la hot line et en se rendant au lycée, tout ceci en pure perte. 

La mort dans l’âme, croyant avoir égaré son portable et après avoir retourné la maison de fond en combles, Cendrine se décida à faire suspendre sa ligne. Elle eut beau demander de l’aide à son entourage, elle ne reçut en retour que les remarques sarcastiques de sa belle-mère ou les moqueries de ses sœurs, ce qui d’ailleurs ne la surprit guère. Elle s’en voulut de ne pas avoir noté le numéro d’Emmanuel. Elle aussi téléphona au lycée, mais se heurta à une implacable rigidité administrative qui anéantit ses maigres espoirs.

Malgré le peu d’éléments dont il disposait, Emmanuel Leprince n’avait pas l’intention de lâcher le morceau. Tel un Don Quichotte de la Manche façon vingt-et-unième siècle et seizième arrondissement, il décida donc de parcourir la région en quête de sa dulcinée. Cendrine lui avait dit résider dans une ville voisine. Il s’y rendit, bien résolu à retrouver sa trace et commença par passer la cité au peigne fin. Après quelques heures de recherches infructueuses et alors qu’il sentait le découragement arriver, il aperçut tout à coup deux filles qu’il lui sembla avoir entrevues lors de cette fameuse soirée. Il les aborda afin de les interroger. Julie Duchemin répondit d’un ton doucereux que Cendrine leur était totalement inconnue. Ce fut une nouvelle déception pour le jeune homme qui s’en retourna chez lui avec le moral dans les chaussettes.

Quelques jours s’écoulèrent…Clotilde Duchemin, moins vicelarde sans doute que son aînée, jugea que la plaisanterie avait assez duré et demanda à sa sœur d’y mettre fin. Un peu à contre-cœur, cette dernière finit par accepter de restituer son mobile à Cendrine. De toute façon, pensa-t-elle, Leprince a certainement dû se lasser et il ne l’appellera plus sur son portable. Le soir même, accompagnée d’une explication vaseuse, Clotilde remettait son téléphone à Cendrine qui s’empressa de faire réactiver sa ligne.

Plus par habitude désormais que par conviction, Emmanuel continuait à composer le numéro de Cendrine une fois par jour, écoutant lors de chaque appel le débit monocorde d’un répondeur lui indiquant que la ligne de son correspondant n’était plus en service. Cependant, malgré ce message déprimant, une petite flamme d’espoir brûlait toujours en lui. Aussi lorsqu’après deux sonneries, la voix tant désirée se fit entendre, son cœur s’emballa. Par ce simple coup de fil se renouait celui du temps, celui d’une belle histoire interrompue depuis ce qu’il leur sembla à tous deux une éternité.

Ainsi l’histoire de Cendrine changeait de cours et semblait s’orienter vers une période plus heureuse.

Elle se souvint de son arrivée dans cette ville après le décès de sa mère. François Perez, son père, avait voulu changer de région et de vie à la suite de ce drame. Quelque temps plus tard, il s’était remarié avec Elisabeth Duchemin, une riche bourgeoise maniérée qu’elle n’aimait pas et qui le lui rendait bien. Celle-ci avait deux filles d’un premier mariage avec lesquelles Cendrine ne s’entendait guère. Depuis ce funeste événement, sa vie d’adolescente se déroulait rythmée par les engueulades, les coups fourrés, les basses besognes et les propos grinçants. Rien de très folichon. Une vie à attendre l’amour et le prince charmant.

C’est sans doute pour cette raison qu’à cette époque, la voix douce de sa mère lui revenait souvent en mémoire. Elle murmurait le soir à son oreille d’enfant le début d’une phrase magique et pleine de promesses : « Il était une fois…



 

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