Erreur de casting
 

 Cette journée de mercredi s’annonçait chargée pour Patrick Santini, chef du service des ressources humaines de la société W.C Finances, lorsqu’il gara sa BMW sur le parking réservé aux cadres. Une journée qui serait entièrement consacrée au recrutement d’un nouvel attaché commercial. 

Il demeura un instant songeur face au bâtiment à l’architecture sans harmonie dans lequel il passait la majeure partie de son temps depuis plus de dix ans. Embauché à ses débuts en tant que commercial, il avait grimpé tous les échelons sans état d’âme, écrasant quelques pieds, poussant les bonnes portes, n’hésitant pas à caresser ses supérieurs hiérarchiques dans le sens du poil lorsque sa carrière l’exigeait. Depuis peu à la tête des ressources humaines, il savait qu’il ne s’était pas fait que des amis et que certains de ses collègues l’attendaient au tournant.

Un profond sentiment de fierté l’envahissait chaque fois qu’il se souvenait de son enfance dans une famille de modeste condition. Petit-fils d’immigré italien, fils d’un artisan maçon aux mains calleuses, il pouvait, parvenu à la quarantaine, esquisser un léger sourire de satisfaction en passant en revue son brillant parcours professionnel. 

En franchissant la porte de l’entreprise, son attaché-case à la main, il revint dans le présent et son impitoyable réalité. Pour la première fois, il allait devoir se glisser dans la peau du recruteur et ce n’était vraiment pas le moment de se laisser gagner par la nostalgie. Il y a maintenant fort longtemps qu’il avait banni de son comportement toute manifestation de faiblesse. Son attitude sans concessions lui avait ainsi permis d’accéder aux plus hautes responsabilités. Cette idée le réconforta à l’instant d’aborder l’exercice inhabituel et délicat de l’entretien d’embauche. 

Après avoir salué Aurélie, sa collaboratrice, il pénétra dans son bureau où cette dernière avait préparé et déposé les dossiers des candidats qu’il aurait à rencontrer ce jour-là. Afin de se libérer des basses besognes, Patrick Santini lui avait demandé au préalable d’éliminer ceux qui ne présentaient pas les diplômes et qualités suffisantes pour le poste à pourvoir. Elle avait retenu six dossiers qui attendaient sur son bureau, prêts à se faire soigneusement éplucher. Il décida de les étudier avant la petite pause-café quotidienne qu’il s’octroyait en compagnie du chef du service marketing. 

Il parcourut en diagonale les cinq premiers CV et les lettres de motivation qui ne lui inspirèrent que d’irrépressibles bâillements. Rien de très original ni de très emballant, quatre hommes et une jeune femme même pas bandante. Il la recevrait quand même pour la forme, mais pas question de l’embaucher. Puis il ouvrit le sixième dossier et ce qu’il vit lui paralysa les neurones l’espace de quelques secondes. Il n’en croyait pas ses yeux. Cette gourde de Nathalie lui avait réservé un candidat noir, comme une cerise amère sur un gâteau déjà peu appétissant. Il bondit de son siège et se précipita dans le bureau de son assistante en vociférant : 

- Qu’est ce que c’est que ce bordel, vous êtes complètement cinglée, pourquoi n’avez-vous pas mis ce dossier à la poubelle ?

Terrorisée, la pauvre Aurélie tenta timidement de se disculper :

- De tous les postulants, c’est celui qui possède les plus solides références, je ne pouvais décemment pas écarter sa candidature.

Le sergent recruteur Santini secoua la tête dans un signe de résignation forcée et s’en retourna consterné à son bureau où il s’effondra dans son fauteuil. Celui-là aussi, il allait se voir obligé de le recevoir. Il ne put donc faire autrement que de jeter un coup d’œil sur son dossier. Nathalie avait vu juste. Il tenait dans ses mains un CV en béton et une lettre de motivation pertinente et sans faille. S’il n’y avait eu cette damnée photographie, il aurait embauché tout de suite ce candidat surdiplômé. Oui mais voilà, il y avait cette foutue photo et du coup la donne n’était plus la même. Heureusement, l’entretien était prévu pour l’après-midi, il aurait ainsi le temps de peaufiner ses arguments et sa stratégie.

Sur cette réflexion, il appela Mollard, le responsable du marketing et lui donna rendez-vous pour le café.

- Tu ne connais pas la dernière, lui annonça-t-il en lui serrant la main, ma chère Aurélie n’a rien trouvé de mieux que de me coller un entretien d’embauche avec un black ! Remarque, ce n’est pas la moitié d’un con : brillantes études d’économie, diplômé d’une grande école de commerce, c’est presque trop pour un simple poste de commercial chez nous, mais quand même, ça risque de faire tache dans notre société, sans compter que ce gars-là pourrait bien nous bouffer tout crus un de ces quatre. Il vaut mieux que ce jeune loup aux dents longues ne pénètre pas dans la bergerie. »

Mollard opina du chef, laissant échapper une sentence laconique :

- Tu as raison, si on ne fait rien, ils vont nous piquer toutes nos places.

- Il faut surtout penser à nos enfants, reprit Santini, comment veux-tu qu’ils trouvent un jour du boulot si on continue à favoriser tous ces étrangers. Regarde, mon fils Antoine vient d’avoir douze ans et dans une dizaine d’années, il débarquera sur le marché du travail ; combien de chances lui restera-t-il de trouver un job ? Il faut reconnaître que non seulement on ne les renvoie pas dans leurs pays, mais en plus ils bénéficient d’aides sans rien glander pendant que toi tu te défonces 45 ou 50 heures par semaine.

Après quelques échanges de banalités sur l’actualité et la politique, les deux hommes se séparèrent. Patrick Santini regagna son bureau et s’apprêta à accueillir le premier postulant de la matinée. Il avait prévu d’en expédier trois avant le déjeuner.

André Diallo fut agréablement surpris de recevoir une réponse favorable à sa candidature. Depuis plusieurs mois, il avait épluché en vain les offres d’emploi et la presque totalité de ses demandes semblaient avoir été classées sans suite. Aussi, cette convocation pour un entretien chez W.C Finances, pour miraculeuse qu’elle parut, fit renaître l’espoir d’un possible travail.

Pourtant, avec son CV, il comptait pouvoir trouver plus facilement un poste dans ses cordes, mais il avait dû bientôt déchanter en s’apercevant que ses références devenaient en fait un handicap pour occuper certains emplois. Trop diplômé, trop jeune, pas assez d’expérience professionnelle sans doute, mais il en déduisit peu à peu que son principal handicap, c’était d’être noir.

Le mercredi matin, André se réveilla boosté par l’espérance. Il pensa à ses parents, là-bas, dans leur banlieue de Sarcelles, tout en revêtant son costume. Comme ils seraient fiers si leur fils décrochait enfin une place de commercial dans une grande société. Eux les immigrés gabonais, arrivés en France sans le sou, ils avaient trimé toute leur vie au sein d’entreprises de nettoyage peu reluisantes, pour lui permettre de poursuivre ses études. En réussissant à obtenir ce poste, il leur redonnerait leur fierté tout en remboursant sa dette.

Le rendez-vous chez W.C Finances était fixé à 14 heures. Il sortit vers midi, déjeuna sur le pouce dans un fast-food, puis il prit le bus pour arriver peu avant l’heure.

Il poussa la porte vitrée, entra dans le hall, vérifia sa tenue dans une glace. Il était impeccable et prêt pour l’entretien.

Après les candidats de la matinée, Patrick Santini s’était rendu pour déjeuner dans un restaurant du quartier où il avait ses habitudes. 

De retour vers 14 heures, il aperçut en passant ses trois prochains interlocuteurs de l’après-midi qui patientaient dans un bureau proche du sien. Une jeune femme à moitié blonde, un homme pâle au crâne légèrement dégarni et un black qui lui parut encore plus noir que sur la photo d’identité. « Etonnante brochette de commerciaux » pensa-t-il.

Lorsqu’il pénétra dans la petite pièce, à l’invitation d’Aurélie, André Diallo constata qu’il n’était pas le premier arrivé. Une jeune femme en tailleur gris et un homme élégant en costard-cravate attendaient déjà. Après les avoir salués sobrement, il s’installa dans le plus proche fauteuil qui lui tendait les bras et qui avait l’air de se languir de lui. Désormais, il ne lui restait plus qu’à s’y morfondre tranquillement avant de se faire passer à la moulinette. Prenant ses aises, il se mit à observer la concurrence, croyant déceler chez eux comme une nervosité latente. Il extrapola alors sur ses chances face à ces deux rivaux. Si lui-même n’était certes pas avantagé par la couleur de sa peau, il nota que l’une n’aurait certainement pas la place grâce à son cul et que l’autre ne paraissait pas en mesure de l’obtenir grâce à son QI. Cette pensée réjouissante fit aussitôt remonter sa cote sur le marché de l’emploi. Le problème, c’est qu’il n’y avait pas que ces deux-là.

Il fut tiré de ses réflexions lorsque Aurélie vint chercher mademoiselle Berthon qui avait vraiment trop peu d’atouts, se dit-il, pour décrocher ce poste sur canapé.

A 15h20, le costard-cravate au QI de nain de jardin fut appelé à son tour à comparaître.

Avoua-t-il qu’il convoitait cette place avec trop d’avidité, toujours est-il qu’à 16 heures, il était expédié sans autre forme de procès et qu’André Diallo allait le remplacer à confesse. En entrant dans le bureau du grand inquisiteur de W.C Finances, il se promit de ne pas commettre à son tour le péché de jeunesse qui pourrait lui être fatal.

A sa grande surprise, Patrick Santini l’accueillit aussi chaleureusement qu’un prêtre retrouvant une brebis égarée. Un zeste de méfiance lui suggéra de ne pas se fier à ce sourire de façade et à demeurer sur ses gardes. Sa nonchalance naturelle, le poussant parfois à adopter une attitude familière, ne pourrait en effet que le desservir lors de cet entretien d’embauche.

Il ne remarqua cependant aucune animosité ou perversité dans les propos de Patrick Santini. Celui-ci reconnaissait volontiers que le parcours d’André était tout à fait intéressant et qu’il possédait toutes les qualités requises pour devenir un excellent commercial. Bien sûr son expérience professionnelle se limitait à quelques stages, mais d’après Santini, il avait le potentiel pour réussir une brillante carrière dans ce domaine. André répondait à toutes les questions en s’étonnant toutefois de ne pas être poussé dans ses derniers retranchements. Finalement, il survolait cet entretien sur un petit nuage alors qu’il s’attendait à être retourné sur un gril. S’en sortant avec virtuosité sur les questions les plus pointues posées par Santini, il eut l’impression d’évoluer comme un patineur réussissant avec aisance toutes les prouesses techniques de haut niveau. Dans un état de parfaite béatitude, il regardait Santini, souriant, qui prenait des notes de temps en temps et il commençait à envisager une heureuse conclusion à cette entrevue. 

Après quelques instants de silence, le responsable des RH, toujours aussi affable, plongea ses yeux dans ceux d’André Diallo.

- Bien, commença-t-il d’un ton léger, je ne souhaite pas vous laisser plus longtemps dans l’incertitude. Je préfère être honnête avec vous. Je viens de choisir une autre personne pour ce poste, votre niveau d’études ainsi que vos capacités ne sont nullement en cause et je reste convaincu que vous allez trouver très rapidement un emploi à la mesure de votre intelligence et répondant à votre attente. Si je puis me permettre de vous prodiguer un conseil, vous devriez tenter votre chance en Afrique, ils ont besoin de gens motivés comme vous, capables de donner une impulsion à leur économie. Croyez-moi, mon cher, votre avenir est là-bas et je suis persuadé que vous pouvez sans problème accéder à un poste de responsabilité de premier ordre. Bon courage et bonne chance, jeune homme, ajouta-t-il en lui serrant la main.

Avec une certaine stupeur, André s’entendit remercier Patrick Santini et pris congé. Machinalement, il se retrouva devant l’entrée de l’immeuble de la W.C Finances. Il s’était fait jeter comme un malpropre. Torché le Dédé, enveloppé dans du PQ haut de gamme et des paroles sanctifiées. Puis on tire la chasse et tout est terminé.

Abasourdi par la tournure inattendue des événements, André le zombie tourna le dos à cette boîte de merde et éprouva soudain le besoin de marcher un peu. L’air vif en ce début de printemps le rasséréna et lui remit lentement les idées en place.

Peu après, il quitta le quartier des affaires pour s’engager sur l’avenue Victor Hugo.

Extrait d’un fait divers paru dans le journal du jeudi 24 mars :

Hier après-midi, vers 17 heures, à l’angle de l’avenue Victor Hugo et de la rue Paul Gauguin, un garçonnet de douze ans a failli être renversé par un véhicule conduit par un chauffard qui a pris la fuite. Le jeune Antoine S. doit sans doute la vie au courage et à la présence d’esprit d’un passant, monsieur André Diallo qui a été blessé dans cet accident. Souffrant d’une fracture de la jambe et d’un traumatisme crânien, ce dernier a été transporté à l’hôpital. Le conducteur du véhicule est toujours activement recherché par la gendarmerie qui a lancé un appel à témoins.



 

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