Erreur
de casting |
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Il demeura un instant
songeur face au bâtiment à l’architecture sans harmonie dans lequel il passait
la majeure partie de son temps depuis plus de dix ans. Embauché à ses débuts en
tant que commercial, il avait grimpé tous les échelons sans état d’âme, écrasant
quelques pieds, poussant les bonnes portes, n’hésitant pas à caresser ses
supérieurs hiérarchiques dans le sens du poil lorsque sa carrière l’exigeait.
Depuis peu à la tête des ressources humaines, il savait qu’il ne s’était pas
fait que des amis et que certains de ses collègues l’attendaient au tournant. Un profond sentiment
de fierté l’envahissait chaque fois qu’il se souvenait de son enfance dans une
famille de modeste condition. Petit-fils d’immigré italien, fils d’un artisan
maçon aux mains calleuses, il pouvait, parvenu à la quarantaine, esquisser un
léger sourire de satisfaction en passant en revue son brillant parcours
professionnel. En franchissant la
porte de l’entreprise, son attaché-case à la main, il revint dans le présent et
son impitoyable réalité. Pour la première fois, il allait devoir se glisser
dans la peau du recruteur et ce n’était vraiment pas le moment de se laisser gagner
par la nostalgie. Il y a maintenant fort longtemps qu’il avait banni de son
comportement toute manifestation de faiblesse. Son attitude sans concessions
lui avait ainsi permis d’accéder aux plus hautes responsabilités. Cette idée le
réconforta à l’instant d’aborder l’exercice inhabituel et délicat de
l’entretien d’embauche. Après avoir salué Aurélie,
sa collaboratrice, il pénétra dans son bureau où cette dernière avait préparé
et déposé les dossiers des candidats qu’il aurait à rencontrer ce jour-là. Afin
de se libérer des basses besognes, Patrick Santini lui avait demandé au
préalable d’éliminer ceux qui ne présentaient pas les diplômes et qualités
suffisantes pour le poste à pourvoir. Elle avait retenu six dossiers qui
attendaient sur son bureau, prêts à se faire soigneusement éplucher. Il décida
de les étudier avant la petite pause-café quotidienne qu’il s’octroyait en
compagnie du chef du service marketing. Il parcourut en
diagonale les cinq premiers CV et les lettres de motivation qui ne lui
inspirèrent que d’irrépressibles bâillements. Rien de très original ni de très
emballant, quatre hommes et une jeune femme même pas bandante. Il la recevrait
quand même pour la forme, mais pas question de l’embaucher. Puis il ouvrit le
sixième dossier et ce qu’il vit lui paralysa les neurones l’espace de quelques
secondes. Il n’en croyait pas ses yeux. Cette gourde de Nathalie lui avait
réservé un candidat noir, comme une cerise amère sur un gâteau déjà peu appétissant.
Il bondit de son siège et se précipita dans le bureau de son assistante en
vociférant : - Qu’est ce que c’est
que ce bordel, vous êtes complètement cinglée, pourquoi n’avez-vous pas mis ce
dossier à la poubelle ? Terrorisée, la pauvre
Aurélie tenta timidement de se disculper : - De tous les
postulants, c’est celui qui possède les plus solides références, je ne pouvais
décemment pas écarter sa candidature. Le sergent recruteur
Santini secoua la tête dans un signe de résignation forcée et s’en retourna
consterné à son bureau où il s’effondra dans son fauteuil. Celui-là aussi, il
allait se voir obligé de le recevoir. Il ne put donc faire autrement que de jeter
un coup d’œil sur son dossier. Nathalie avait vu juste. Il tenait dans ses
mains un CV en béton et une lettre de motivation pertinente et sans faille.
S’il n’y avait eu cette damnée photographie, il aurait embauché tout de suite
ce candidat surdiplômé. Oui mais voilà, il y avait cette foutue photo et du
coup la donne n’était plus la même. Heureusement, l’entretien était prévu pour
l’après-midi, il aurait ainsi le temps de peaufiner ses arguments et sa
stratégie. Sur cette réflexion, il appela Mollard, le
responsable du marketing et lui donna rendez-vous pour le café. - Tu ne connais pas
la dernière, lui annonça-t-il en lui serrant la main, ma chère Aurélie n’a
rien trouvé de mieux que de me coller un entretien d’embauche avec un black !
Remarque, ce n’est pas la moitié d’un con : brillantes études d’économie,
diplômé d’une grande école de commerce, c’est presque trop pour un simple poste
de commercial chez nous, mais quand même, ça risque de faire tache dans notre
société, sans compter que ce gars-là pourrait bien nous bouffer tout crus un de
ces quatre. Il vaut mieux que ce jeune loup aux dents longues ne pénètre pas
dans la bergerie. » Mollard opina du
chef, laissant échapper une sentence laconique : - Tu as raison, si on
ne fait rien, ils vont nous piquer toutes nos places. - Il faut surtout
penser à nos enfants, reprit Santini, comment veux-tu qu’ils trouvent un
jour du boulot si on continue à favoriser tous ces étrangers. Regarde, mon fils
Antoine vient d’avoir douze ans et dans une dizaine d’années, il débarquera sur
le marché du travail ; combien de chances lui restera-t-il de trouver un
job ? Il faut reconnaître que non seulement on ne les renvoie pas dans
leurs pays, mais en plus ils bénéficient d’aides sans rien glander pendant que
toi tu te défonces 45 ou 50 heures par semaine. Après quelques
échanges de banalités sur l’actualité et la politique, les deux hommes se
séparèrent. Patrick Santini regagna son bureau et s’apprêta à accueillir le
premier postulant de la matinée. Il avait prévu d’en expédier trois avant le
déjeuner. André Diallo fut
agréablement surpris de recevoir une réponse favorable à sa candidature. Depuis
plusieurs mois, il avait épluché en vain les offres d’emploi et la presque
totalité de ses demandes semblaient avoir été classées sans suite. Aussi, cette
convocation pour un entretien chez W.C Finances, pour miraculeuse qu’elle
parut, fit renaître l’espoir d’un possible travail. Pourtant, avec son
CV, il comptait pouvoir trouver plus facilement un poste dans ses cordes, mais
il avait dû bientôt déchanter en s’apercevant que ses références devenaient en
fait un handicap pour occuper certains emplois. Trop diplômé, trop jeune, pas
assez d’expérience professionnelle sans doute, mais il en déduisit peu à peu
que son principal handicap, c’était d’être noir. Le mercredi matin,
André se réveilla boosté par l’espérance. Il pensa à ses parents, là-bas, dans
leur banlieue de Sarcelles, tout en revêtant son costume. Comme ils seraient
fiers si leur fils décrochait enfin une place de commercial dans une grande société.
Eux les immigrés gabonais, arrivés en France sans le sou, ils avaient trimé
toute leur vie au sein d’entreprises de nettoyage peu reluisantes, pour lui
permettre de poursuivre ses études. En réussissant à obtenir ce poste, il leur
redonnerait leur fierté tout en remboursant sa dette. Le rendez-vous chez
W.C Finances était fixé à 14 heures. Il sortit vers midi, déjeuna sur le pouce
dans un fast-food, puis il prit le bus pour arriver peu avant l’heure. Il poussa la porte
vitrée, entra dans le hall, vérifia sa tenue dans une glace. Il était
impeccable et prêt pour l’entretien. Après les candidats
de la matinée, Patrick Santini s’était rendu pour déjeuner dans un restaurant
du quartier où il avait ses habitudes. De retour vers 14
heures, il aperçut en passant ses trois prochains interlocuteurs de
l’après-midi qui patientaient dans un bureau proche du sien. Une jeune femme à
moitié blonde, un homme pâle au crâne légèrement dégarni et un black qui lui
parut encore plus noir que sur la photo d’identité. « Etonnante brochette
de commerciaux » pensa-t-il. Lorsqu’il pénétra
dans la petite pièce, à l’invitation d’Aurélie, André Diallo constata qu’il
n’était pas le premier arrivé. Une jeune femme en tailleur gris et un homme
élégant en costard-cravate attendaient déjà. Après les avoir salués sobrement,
il s’installa dans le plus proche fauteuil qui lui tendait les bras et qui avait
l’air de se languir de lui. Désormais, il ne lui restait plus qu’à s’y
morfondre tranquillement avant de se faire passer à la moulinette. Prenant ses
aises, il se mit à observer la concurrence, croyant déceler chez eux comme une
nervosité latente. Il extrapola alors sur ses chances face à ces deux rivaux.
Si lui-même n’était certes pas avantagé par la couleur de sa peau, il nota que
l’une n’aurait certainement pas la place grâce à son cul et que l’autre ne
paraissait pas en mesure de l’obtenir grâce à son QI. Cette pensée réjouissante
fit aussitôt remonter sa cote sur le marché de l’emploi. Le problème, c’est
qu’il n’y avait pas que ces deux-là. Il fut tiré de ses
réflexions lorsque Aurélie vint chercher mademoiselle Berthon qui avait
vraiment trop peu d’atouts, se dit-il, pour décrocher ce poste sur canapé. A 15h20, le
costard-cravate au QI de nain de jardin fut appelé à son tour à comparaître. Avoua-t-il qu’il
convoitait cette place avec trop d’avidité, toujours est-il qu’à 16 heures, il
était expédié sans autre forme de procès et qu’André Diallo allait le remplacer
à confesse. En entrant dans le bureau du grand inquisiteur de W.C Finances, il
se promit de ne pas commettre à son tour le péché de jeunesse qui pourrait lui
être fatal. A sa grande surprise,
Patrick Santini l’accueillit aussi chaleureusement qu’un prêtre retrouvant une
brebis égarée. Un zeste de méfiance lui suggéra de ne pas se fier à ce sourire
de façade et à demeurer sur ses gardes. Sa nonchalance naturelle, le poussant
parfois à adopter une attitude familière, ne pourrait en effet que le desservir
lors de cet entretien d’embauche. Il ne remarqua
cependant aucune animosité ou perversité dans les propos de Patrick Santini.
Celui-ci reconnaissait volontiers que le parcours d’André était tout à fait
intéressant et qu’il possédait toutes les qualités requises pour devenir un
excellent commercial. Bien sûr son expérience professionnelle se limitait à
quelques stages, mais d’après Santini, il avait le potentiel pour réussir une
brillante carrière dans ce domaine. André répondait à toutes les questions en
s’étonnant toutefois de ne pas être poussé dans ses derniers retranchements.
Finalement, il survolait cet entretien sur un petit nuage alors qu’il
s’attendait à être retourné sur un gril. S’en sortant avec virtuosité sur les
questions les plus pointues posées par Santini, il eut l’impression d’évoluer
comme un patineur réussissant avec aisance toutes les prouesses techniques de
haut niveau. Dans un état de parfaite béatitude, il regardait Santini,
souriant, qui prenait des notes de temps en temps et il commençait à envisager
une heureuse conclusion à cette entrevue. Après quelques
instants de silence, le responsable des RH, toujours aussi affable, plongea ses
yeux dans ceux d’André Diallo. - Bien,
commença-t-il d’un ton léger, je ne souhaite pas vous laisser plus longtemps
dans l’incertitude. Je préfère être honnête avec vous. Je viens de choisir une
autre personne pour ce poste, votre niveau d’études ainsi que vos capacités ne
sont nullement en cause et je reste convaincu que vous allez trouver très
rapidement un emploi à la mesure de votre intelligence et répondant à votre
attente. Si je puis me permettre de vous prodiguer un conseil, vous devriez
tenter votre chance en Afrique, ils ont besoin de gens motivés comme vous,
capables de donner une impulsion à leur économie. Croyez-moi, mon cher, votre
avenir est là-bas et je suis persuadé que vous pouvez sans problème accéder à
un poste de responsabilité de premier ordre. Bon courage et bonne chance, jeune
homme, ajouta-t-il en lui serrant la main. Avec une certaine
stupeur, André s’entendit remercier Patrick Santini et pris congé.
Machinalement, il se retrouva devant l’entrée de l’immeuble de la W.C Finances.
Il s’était fait jeter comme un malpropre. Torché le Dédé, enveloppé dans du PQ
haut de gamme et des paroles sanctifiées. Puis on tire la chasse et tout est
terminé. Abasourdi par la
tournure inattendue des événements, André le zombie tourna le dos à cette boîte
de merde et éprouva soudain le besoin de marcher un peu. L’air vif en ce début
de printemps le rasséréna et lui remit lentement les idées en place. Peu après, il quitta
le quartier des affaires pour s’engager sur l’avenue Victor Hugo. Extrait d’un fait
divers paru dans le journal du jeudi 24 mars : Hier après-midi, vers
17 heures, à l’angle de l’avenue Victor Hugo et de la rue Paul Gauguin, un
garçonnet de douze ans a failli être renversé par un véhicule conduit par un
chauffard qui a pris la fuite. Le jeune Antoine S. doit sans doute la vie au
courage et à la présence d’esprit d’un passant, monsieur André Diallo qui a été
blessé dans cet accident. Souffrant d’une fracture de la jambe et d’un
traumatisme crânien, ce dernier a été transporté à l’hôpital. Le conducteur du
véhicule est toujours activement recherché par la gendarmerie qui a lancé un
appel à témoins. |
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