Le boucher charcuté

Le baron Georges Dudevant de Lascène n’était pas verni. Dès ses tendres années il avait dû travailler pour gagner son bifteck. Afin de redorer son blason et de faire réparer son château il avait épousé Marie-Tristane, une grande dinde à l’allure chevaline qui n’avait pas beaucoup de viande autour de l’os mais qui avait reçu de son père un dodu portefeuille.

Depuis, le baron gros et gras passait son temps sur la selle à chasser le lièvre, le sanglier, le chevreuil ou le perdreau car son domaine ne manquait pas de gibier. Dans l’assiette, le magret de canard, la poularde de Bresse, le foie gras et le ris de veau avaient remplacé le corned-beef et monsieur le baron s’en mettait plein la panse. Il avait aussi engagé comme soubrette Rosette, un jeune tendron bien roulé mais sans cervelle, une jolie poulette à la cuisse légère que le vieux coq faisandé tentait de séduire. « Ma petite caille, ma biche, ma mignonette » lui susurrait quotidiennement le chaud lapin qui avait un faible pour les femmes de chambre.

Malheureusement, un jour qu’il lutinait la ravissante souris, la baronne les avait surpris en pleine fricassée de museau et l’affaire s’était terminée en eau de boudin. Beuglant comme une génisse, la baronne avait congédié illico la petite poule effarouchée et le baron avait été le dindon de la farce avant même de s’en payer une tranche. Désormais la grande saucisse qui, elle, n’avait rien d’une oie blanche, marquait son mari à la culotte en le traitant comme une brebis galeuse. Ce péché de chair lui coûtait cher car maintenant, la longe sur le cou, il était consigné au gîte et n’avait pas intérêt à ramener sa fraise. En effet, avec Marie-Tristane on ne savait jamais si c’était du lard ou du cochon et il valait mieux courber l’échine et filer doux comme un agneau.

Pour couronner le tout, madame à son tour prit un amant. Etait-ce son penchant immodéré pour la tête de veau vinaigrette ou les rognons sauce madère, toujours est-il qu’elle jeta son dévolu sur Roger Mouton, le boucher du village, un veuf avec deux lardons sur les bras. Il faut préciser que la baronne, tel le gorille de Brassens, ne brillait ni par le goût ni par l’esprit, car le visage porcin de Roger était aussi expressif que celui d’un bœuf allant à l’abattoir. C’était à se demander s’il n’avait pas une araignée au plafond. Bref, entre la maigre pintade sans poitrine et le dépendeur d’andouilles à la tête de cochon près du bonnet ça ressemblait plutôt à une amourette contre nature.

Cette histoire qui ne valait pas un pet de lapin aurait cependant pu durer indéfiniment si Rosette, la reine des paupiettes, n’avait pour se venger envoyé une lettre anonyme au baron qui, pensant qu’il n’y avait pas de lard fumé sans feu, décida d’en avoir le cœur net.

Lorsqu’il pénétra dans la boucherie-charcuterie « A la queue de cochon », Roger préparait son étal de salaisons, alignant merguez, saucissons, cervelas, chorizos, jésus, mortadelle, coppa, pancetta, salami, rillettes, godiveaux, murçons, diots, galantine, jambon cru et petit salé. Le baron délaissa le rayon boucherie pourtant bien garni par des entrecôtes, des tournedos et du filet mignon qui accompagnaient macreuse, aloyau, onglet, rouelle, flanchet, paleron, hampe, rumsteck, faux-filet et aiguillettes pour se diriger vers les abats. Il y avait là toutes sortes de tripes : gras-double, gésiers, feuillet, caillette, tabliers de sapeur ou andouillettes.

« Bonjour monsieur le boucher, je voudrais du mou pour mon chat. »

« Vous voulez que je vous donne du mou ?  Je n’en ai pas. Vous ne voulez pas plutôt un steak, une escalope ou de l’émincé de veau ? Si vous préférez je peux aussi vous tailler une bavette. » lui répondit le boucher à la langue bien pendue.

« Arrête de me bourrer le mou et de me prendre pour un pigeon. Tu ne veux pas me donner du mou, tu préfères sans doute te farcir ma femme mon cochon !

« Justement on n’a pas gardé les cochons ensemble que je sache ! » rétorqua le boucher quasi éberlué.

« Je vais te désosser et te transformer en brochette, espèce de porc ! » s’enflamma le baron tirant une épée de sous son manteau et fonçant sur lui tel le matador sur un taureau.

Notre boucher n’eut que le temps d’esquiver le coup d’épée du baron qui trancha un jambon. Craignant de se faire embrocher comme un poulet rôti, il saisit un grand couteau à découper pour se défendre. Ayant sauté tel un cabri, Roger évita le second coup d’épée qui cette fois alla se piquer dans un gigot, mais il ne put échapper au troisième qui le toucha à l’épaule.

« Tu crois peut-être m’effrayer avec ton couteau à la noix ! Je vais te hacher menu et faire de toi de la chair à pâté ! » cria le baron en lançant un nouvel assaut qui égratigna la joue du volailler écorché vif par la pointe de l’épée.

L’altercation allait se terminer en véritable boucherie lorsque Roger, aussi saignant que son rosbif, réussit à balancer un jambonneau dans les côtes du baron qui relâcha sa garde. Suivirent quelques côtelettes, et un chapon qui finit par désarmer le baron. Ce dernier estimant que les choses commençaient à aller de travers mais que l’honneur était sauf préféra s’éclipser tel un vulgaire coupe-jarret en abandonnant le boucher charcuté au milieu de ses cochonnailles.