Les tontons flingués

   

Olive, le marchand de melons de Cavaillon, prenait toujours ses vacances le 15 août. Cette année-là ce fut l’année de tous les dangers avec la canicule et un été meurtrier sur les routes. Délaissant le camping de La Baule les Pins exploité par monsieur Hire où il avait rencontré sa future épouse Mado, une demoiselle de Rochefort, il avait opté pour celui de « l’Eldorado » à Saint-Cyr sur la Méditerranée. Il y avait fait la connaissance du boucher Roger Mouton dit le balafré depuis que, noblesse oblige, un baron jaloux avait lavé son honneur d’un méchant coup d’épée. Avec le troisième homme Marius Gagnepain, pâtissier à Pithiviers, ils avaient pris l’habitude de se retrouver pour prendre l’apéro ou le digestif en se racontant leurs mésaventures réciproques. Charlotte, la femme du boulanger avait été victime des pulsions d’un désaxé tandis qu’Olive s’était fait braquer par un petit loulou de quartier.

Les trois mousquetaires avaient fini par en dégoter un quatrième pour une partie de cartes. Après avoir décliné l’offre de Patrick Chirac le boute en train du camping et candidat malheureux aux élections municipales de Bourzy les Gonzesses, ils avaient jeté leur dévolu sur Lulu Brun, cuisinier à Cuire en banlieue lyonnaise dans un restaurant qui s’appelait « la cuisine au beurre ». Ça n’était pas de la grande bouffe mais on y trouvait quelques spécialités comme la soupe au canard dans laquelle il était difficile de distinguer l’aile ou la cuisse ainsi qu’un buffet froid à volonté pour les morfalous.

Les compères s’étaient installés sur la terrasse du bar de la Marine, près de la piscine, alors que Charlotte qui ne voulait pas jouer la potiche était partie avec les randonneurs accompagnée de Mado l’épouse d’Olive et de Rebecca la femme de Lulu qui avec son long nez avait un air de famille avec Cléopâtre. Cette dernière aurait pu rester vieille fille car il n’avait épousé l’insoumise qu’après sept ans de réflexion. Depuis la mégère était apprivoisée mais elle pouvait encore semer la zizanie s’il ne se tenait pas à carreau.

Ah ! Vous savez que j’en ai fait quelques-unes des parties de cartes avec mes potes les Lyonnais. Il y avait Dédé Debureau, l’horloger de Saint-Paul, Max Bécas, projectionniste au cinéma Paradiso et Antoine Doisnel dit « Biloute » le propriétaire de l’hôtel des Amériques. Un fabuleux destin pour ce chti et sa compagne Amélie Poulain qui avaient débuté en tenant une baraque à frites à Bergues.

Ce n’est pas comme Max qui avait mal tourné, fréquentant les ferrailleurs, commençant comme voleur de bicyclette en piquant le vélo de Ghislain Lambert, un cycliste professionnel avant de monter à Paris où il avait rencontré une belle américaine originaire de Manhattan qui lui avait dit : « Je vous trouve très beau ! »

 Gilda, « Gigi » pour les intimes était danseuse dans la revue du Moulin Rouge « Welcome » avec ses copines Thelma et Louise. Elle avait débuté sa carrière au cabaret « L’Ange Bleu » en compagnie de son partenaire sicilien Vito Corleone dit « le guépard » reconverti plus tard dans le western spaghetti. A l’époque elle était la maîtresse d’un lieutenant français, un tatoué à la fois doux, dur et dingue ; mais entre la belle et la bête la love story avait tourné court.

Après quelques magouilles, Max s’était lancé dans l’arnaque pour une poignée de dollars et après avoir effectué la traversée de Paris lors d’une poursuite infernale la police lui avait mis la main au collet alors qu’il s’apprêtait à sauter dans le dernier métro. Présumé innocent, il déclara qu’il n’avait rien à déclarer et respecta la loi du silence. « C’est cela oui… » lui avait répondu l’inspecteur Harry avant de l’envoyer au trou. Il voulait se faire une place au soleil, mais les grandes espérances s’étaient transformées en voyage au bout de l’enfer, et, pour lui, l’heure de la dernière séance était arrivée. Pendant sa garde à vue il avait goûté au quai des orfèvres et tout son tralala, et désormais, purgeant sa peine entre les murs de sa cellule, il apercevait les oiseaux sur un arbre, perchés comme une promesse de délivrance. Les jours s’éternisaient comme un long dimanche de fiançailles, et il passait son temps à se souvenir des belles choses. Voilà hélas ce qui arrive quand on cède à la folie des grandeurs et que l’on danse avec les loups. Même son codétenu François Pignon alias Ben-Hur, un ancien portier de nuit, lui avait dit : A force de faire le corniaud entre les bas fonds et la jet-set, on finit un jour ou l’autre par se faire pincer, et il n’y a plus de retour possible à la case départ.

Quant à Dédé, l’homme tranquille, que n’aurait-il pas fait pour une nuit à l’opéra en compagnie de la diva Manon Lescaut-Bartoli qu’il idolâtrait. Malheureusement on connaît la chanson : les divas sont intouchables et notre horloger délaissant les feux de la rampe continua à perdre son temps à réparer des montres dans son obscure boutique.

Tout ça pour vous dire que depuis, nos chemins se sont séparés. Pour l’un, la vie est belle, pour l’autre, c’est la scoumoune et chacun de nous est reparti dans le tourbillon de la vie.

Pendant le récit de Lulu, Fanny la serveuse leur avait apporté quelques douceurs. « C’est du kloug, une spécialité locale. C’est fin, c’est très fin, ça se mange sans faim ! »

« T’as de beaux yeux tu sais ! » avait lâché Roger le boucher en mal de compliments.

Et pour faire glisser le kloug, Just Leblanc, qui tenait le bar avec son associée Adèle Blanc-Sec, était venu en personne leur proposer une gnôle du pays.

« Alors les bronzés, goûtez-moi ça, vous m’en direz des nouvelles ! »

« Qu’y a-t-il à l’intérieur, ça m’a l’air bizarre ! » demanda Lulu.

« Vous avez dit bizarre ? »

« Moi j’ai dit bizarre, comme c’est bizarre ! »

« Allez les gars ! Cul sec ! » s’exclama Leblanc.

« Faut reconnaître, c’est du brutal ! »

« J’ai connu une polonaise qui en prenait au petit déjeuner. »

« Faut quand même admettre, c’est une boisson d’homme ! »

« Ça déboucherait un chiotte ! »

« Laissez-nous juste la bouteille Just ! » ajouta Olive.

Ça me rappelle le tord-boyaux que buvaient mes parents chez mon oncle monsieur Hulot pendant les vacances. Il avait épousé tatie Danielle, la fille du puisatier, et habitait dans les collines du Garlaban. C’était une époque formidable car leur maison, c’était un peu l’auberge espagnole. Quand mon père Léon venait passer un dimanche à la campagne, il décrochait le vieux fusil et partait avant que le jour se lève chasser la bartavelle avec son chien andalou. Il se prenait un peu pour Superman mais, rapidement victime d’une grosse fatigue, il était de retour au bercail. Le soir, après la soupe aux choux, on se réunissait pour la traditionnelle partie de cartes. C’est à cette occasion que j’ai appris à jouer à la manille. Je me souviens comme si c’était hier de nos visiteurs du soir. Il y avait notre voisin le Papet, authentique et élégant avec son œillet à la boutonnière et son neveu Ugolin, le bossu, deux têtes de pioches qui formaient un drôle de tandem. Dans le village, le Papet passait pour l’homme qui en savait trop, le corbeau qui envoyait de temps en temps une lettre anonyme, et il inspirait à la fois la crainte et le mépris. Nous aussi, on avait bien l’ombre d’un doute, mais c’était le parrain de ma sœur Emmanuelle, une môme qui avait le diable au corps et qui faisait les quatre cents coups avec mon petit frère Oscar.

Chez moi ce n’était pas la dolce vita, reprit Lulu ; on était loin du charme discret de la bourgeoisie, et sans être misérables, on n’avait pas beaucoup de pognon. Le lundi c’est raviolis, avait décrété mon paternel pour qui j’étais un mauvais fils, et l’alcool, c’est seulement pour un jour de fête. On n’y avait jamais dérogé jusqu’à ce qu’il quitte le domicile conjugal et parte en taxi avec la femme d’à côté, une lolita montée sur talons aiguilles. Je ne vais pas vous raconter tout sur ma mère, mais depuis ce jour-là elle était comme les possédés, surtout les nuits de la pleine lune où l’on se demandait s’il ne fallait pas faire venir l’exorciste.

Vous savez, dit Roger, les maris, les femmes, les amants, c’est un vrai nid de guêpes. J’aurais dû me méfier quand Marie-Tristane, la baronne, m’a fait des avances. Lorsqu’elle m’a offert quelques friandises, j’aurais dû lui dire merci pour le chocolat et basta ! Cette baronne, pianiste qui aimait Molière et Van Gogh, c’était vraiment la totale ! Sans compter qu’elle avait la tête dure et la fesse molle, le contraire de ce que j’aime ! Et puis ça m’aurait évité de voir débouler son olibrius de mari, le mors aux dents et l’arme fatale à la main. Quel après-midi de chien ! On peut dire qu’il m’a donné quelques sueurs froides et qu’il a failli m’expédier dans l’Au-delà. Sans compter que j’ai été obligé d’aller chez le toubib. Le sauvage m’avait drôlement arrangé mais heureusement le docteur Françoise Gailland m’a recousu d’une main de maître. Vous savez, il y a des moments dans la vie où le cave se rebiffe. J’ai bon caractère mais j’ai le glaive vengeur et le bras séculier. Si je le rencontre, l’aigle va fondre sur la vieille buse !

« C’est chouette comme métaphore ! »

« Ce n’est pas une métaphore, c’est une périphrase. »

« Oh fait chier ! »

« Ça c’est une métaphore ! »

« Et toi Marius, reprit Olive, tu as une bien jolie femme, tu n’as jamais eu de problème à part l’épisode du petit merdeux. »

« Vous savez, dans la vie il faut toujours être gentil avec les femmes même avec la sienne. »

« Oui mais on sait que les hommes préfèrent les blondes et tant qu’il y aura des hommes tu feras bien de te méfier. Je n’ai pas pour habitude de me mêler de la vie des autres mais on sait bien qu’entre un homme et une femme c’est avant tout une affaire de goût. Tiens, par exemple Mado et moi on n’a pas fait le mariage du siècle mais maintenant il n’y a aucun avatar entre nous. En plus on a la chance d’habiter à la campagne et je peux vous l’affirmer même s’il y a ce gazon maudit à tondre : le bonheur est dans le pré. »

« Bon ! Assez discuté. Et si on jouait maintenant ! » dit Marius qui avait un coup dans le nez. Le tirage au sort décida qu’Olive et Marius joueraient contre le gros Roger et le petit Brun. Les protagonistes qui avaient sifflé la première bouteille en commandèrent une seconde et les esprits commencèrent à s’échauffer.

A la table voisine, on entendait le bruit des glaçons dans le verre d’une nana qui sirotait un diabolo menthe en compagnie d’un guignolo aussi décoré qu’un arbre de noël. Celui-ci portait un pantalon très serré qui lui moulait les valseuses.

« Vous avez vu ce con à côté. Franchement il faut oser pour se fringuer comme ça, c’est ridicule ! »

« Les cons ça ose tout, c’est même à ça qu’on les reconnaît ! »

« Je me demande si Lulu coupe à cœur » dit Olive.

« La vérité m’oblige à te le dire : Tu commences à me les briser menu ! » lui répondit aussitôt Roger.

Mais Olive continua à faire des grimaces exaspérant Roger.

« Pas de signes s’il vous plaît, respectez la règle du jeu ! »

« Tu me surveilles comme si j’étais un tricheur. Tu me fends le cœur ! »

Puis s’adressant à Marius : « Et toi il te fait rire ! Quand on mettra les cons sur orbite, t’as pas fini de tourner ! »

« Allons Roger, ne t’énerve pas ! dit Lulu qui tentait de s’interposer, c’était juste pour détendre l’atmosphère. »

« Atmosphère, atmosphère, est-ce que j’ai une gueule d’atmosphère !

Je vais te dire un truc Lulu : Quand les types de 130 kilos disent quelque chose, ceux de 60 kilos les écoutent ! »

Pendant que Lulu s’écrasait mollement et s’en jetait un derrière la cravate, l’irascible boucher s’en prit de nouveau à Olive : « Mais il ne connaît pas Roger ce mec, je vais le travailler en férocité, on va le retrouver éparpillé par petits bouts façon puzzle ! J’correctionne plus, j’dynamite, j’disperse, j’ventile. Je vais le renvoyer à la maison mère, au terminus des prétentieux ! »

« Si on ne peut pas tricher entre amis, ce n’est pas la peine de jouer aux cartes ! »

Le ton qui montait entre les joueurs avait attiré le tavernier.

« Mais qu’est-ce que c’est que ce bins ? »

Fanny, la jeune serveuse s’était elle aussi approchée de la table sur laquelle traînait le portefeuille de Roger.

« Touche pas au grisby salope ! » grogna l’ours mal léché.

« Ça suffit maintenant l’emmerdeur, il faudrait voir à mettre la pédale douce, Fanny n’est pas une petite voleuse et vous allez lui faire des excuses, menaça Just Leblanc, et je vous préviens que je n’aime pas les grandes gueules. »

« Okayyy … ! Je ne suis pas contre les excuses, je suis même prêt à en recevoir. »

« Vous faites peine à voir, on dirait un cheval qui a raté une haie, on vous abattrait sur un champ de course. »

« Faut m’excuser, j’ai plus ma tête, se lamenta Roger en pleurnichant. Depuis mon duel avec le baron, j’ai la haine, et je vis dans une psychose permanente. »

« Dites, vous vous foutez de moi, là, en ce moment, hein ? Foutez-moi le camp ! »

Lorsqu’ils quittèrent le bar en titubant, nos quatre lascars, flingués par l’eau de vie, n’avaient vraiment pas l’étoffe des héros, et ce n’est pas sur les sentiers de la gloire qu’ils dirigèrent tant bien que mal leurs pas, mais sur le grand chemin du camping. Olive et Marius, bras dessus bras dessous, chantaient « Hello le soleil brille, brille, brille… » suivis par un boucher en train de sombrer tel le commandant du Titanic. « Marche à l’ombre ! » lui cria Lulu qui avançait en se retournant comme s’il avait la mort aux trousses. Au loin on apercevait le grand bleu de la mer.

« Tiens, le vent se lève ! fit remarquer Lulu qui en avait dans les voiles, c’est le vent d’autan. »

« Non, précisa Olive à bout de souffle, c’est autant en emporte le vent ! »